18fév 05
Les débats en séance du Sénat du 15 au 17 février ont montré que la révision constitutionnelle proposée par le gouvernement n'empêchait pas la persistance d'importants conflits d'interprétation entre la Constitution européenne et des principes constitutionnels républicains essentiels. La laïcité, l'égalité devant la loi ou le droit au travail et aux services publics peuvent être mis en cause par le texte européen. Avec Michel CHARASSE, j'ai soulevé dans la discussion cet important risque de conflit. La majorité UMP ne l'a pas démenti. Au contraire, le rapporteur de la commission des lois, le doyen Patrice Gélard l'a formellement admis. N'est-il pas surprenant que cette information n'ai connu aucun écho en dehors des murs du Sénat alors même que depuis des mois cette analyse était démentie par les tenants du oui a la Constitution Européenne ?
Interventions en séance
Eclairer l'opinion publique des Français
Monsieur le président, monsieur le garde des sceaux, madame la ministre, par honnêteté intellectuelle et par cohérence politique, je considère que la révision constitutionnelle qui nous est soumise aujourd'hui et le projet de Constitution qui sera proposé au peuple français forment un tout indivisible. Ainsi, désapprouvant le contenu du projet de Constitution, je ne voterai pas la révision constitutionnelle qui nous est proposée aujourd'hui.
Mais je veux attirer l'attention de chacun d'entre nous sur le fait que, dès lors qu'il approuvera la révision constitutionnelle, il approuvera les 448 articles, les 36 protocoles, les 2 annexes, les 48 déclarations et le commentaire du praesidium qui a coordonné le travail de la Convention. Et tout cela peut être ramené à un principe affirmé a maintes reprises par le texte : le principe de concurrence libre et non faussée.
Les travaux de notre assemblée doivent d'abord éclairer l'opinion publique des Français car, comme le disait Condorcet, il n'existe point de République sans républicains, et point de républicains sans esprit public éclairé.
De graves difficultés d'interprétation
C'est pourquoi, après avoir écouté avec beaucoup de soin Patrice Gélard (rapporteur UMP) dans la discussion générale et après avoir lu attentivement son rapport – qui, comme d'habitude, a le mérite de la clarté et de la franchise -, je souhaite lui poser un certain nombre de questions.
Est-il exact, monsieur le rapporteur, que nous ne sommes amenés à nous prononcer que sur certaines dispositions du projet de Constitution européenne et non sur d'autres parce que le Conseil constitutionnel a fait une certaine lecture du texte, qu'il a motivée dans sa décision du 19 novembre 2004 ?
Permettez-moi à cet égard de citer les propos qu'a tenus le président du Conseil constitutionnel à l'occasion de la présentation de ses voeux : c'est un bon résumé de ce qui s'entend parfois moins clairement quand on n'est pas juriste et qu'on lit les délibérations du Conseil constitutionnel. « La construction européenne nous engage non seulement conventionnellement, mais encore constitutionnellement. (…) Oui, en raison du consentement constitutionnel et populaire dont il a bénéficié, le droit communautaire est d'effet direct et prévaut en cas de conflit sur nos normes nationales, y compris, dans la généralité des cas, sur nos règles constitutionnelles. » Mais, dit-il, « Non, le droit européen, si loin qu'aillent sa primauté et son immédiateté, ne peut remettre en cause ce qui est expressément inscrit dans nos textes constitutionnels et qui nous est propre. » Il souligne : « Je veux parler ici de tout ce qui est inhérent à notre identité constitutionnelle ». Il s'agit des principes qui fondent notre patrie républicaine comme le dit le Conseil Constitutionnel, « au double sens du terme "inhérent" : crucial et distinctif ».
Le texte européen s'impose à nous, Français, et nous ne voyons nécessité de réviser notre Constitution que parce que nous en avons une certaine interprétation, celle qui est rappelée dans la délibération du 19 novembre 2004. Pressentant qu'il pouvait y avoir conflit entre l'interprétation qu'en fait le Conseil constitutionnel français et l'interprétation que pourrait en faire, à la requête de tel ou tel Etat ou de tel ou tel groupe de citoyens, la Cour de justice de Luxembourg, le président du Conseil constitutionnel affirme : « Oui, il y aurait vice de consentement de la France si, le traité une fois entré en vigueur, les Cours de Luxembourg ou de Strasbourg allaient au-delà de cette lecture naturelle et raisonnable. »
Vers un gouvernement européen des juges ?
Autrement dit, pour tous les sujets dont nous n'avons pas à débattre – mais dont nous pourrions penser qu'ils poseraient problème s'il venait à y avoir contradiction compte tenu de l'interprétation classique, républicaine, que nous avons de nos institutions -, nous sommes entièrement dépendants de l'approbation des juges de la Cour, c'est-à-dire que nous instituons le gouvernement des juges.
Pour conclure, je souhaite qu'une réponse claire me soit apportée, sinon pour éclairer mon vote du moins pour éclairer celui de certains d'entre nous, ou peut-être celui de citoyens qui s'intéresseraient de près à nos travaux. Y a-t-il risque de contradiction entre l'interprétation du Conseil constitutionnel et celle des juges sur la question de la laïcité, évoquée dans deux articles qui reconnaissent la spécificité de la contribution des Eglises et autorisent la pratique en public des rites, ce qui va à l'encontre des principes de la laïcité à la française ? Qu'en est-il du droit des personnes se réclamant d'une minorité, ce qui n'existe pas dans notre Constitution et que le Conseil constitutionnel a récusé dans le passé ? Que se passerait-il, monsieur le rapporteur, cher collègue, s'il y avait contradiction, si demain les juges venaient affirmer que notre interprétation ne correspond pas à ce qui est contenu dans la Constitution telle qu'ils l'évaluent ? Qui aurait raison, et quelles procédures sont-elles prévues pour régler cette crise ? Confirmez-vous, monsieur le rapporteur, que, dans un tel cas, il y aurait alors, comme vous l'avez dit hier à la tribune – mais peut-être vos propos ont-ils dépassé votre pensée – une « crise européenne grave » ? Quels dispositifs sont-ils prévus pour régler cette crise, sinon que la France aurait à se soumettre ou à se démettre ?
C'est une des raisons pour lesquelles je ne puis souscrire à une révision constitutionnelle qui nous expose à une telle aventure. (Applaudissements sur certaines travées du groupe socialiste et du groupe CRC.)
Le rapporteur UMP reconnaît un risque de « crise grave » :
M. Patrice Gélard, rapporteur de la Commission des Lois : " M. Mélenchon soulève une question que, comme notre éminent collègue Hugues Portelli, je me suis également posée. En la matière, le Conseil constitutionnel n'a pas voulu agiter un épouvantail. Il a estimé que cette question ne se poserait pas ou qu'elle ne se poserait que dans des cas extrêmement rares.
Cela étant, il est vrai qu'un conflit pourrait survenir entre l'interprétation du Conseil constitutionnel, qui affirme la primauté de la Constitution sur les textes européens, et la jurisprudence de la Cour de Luxembourg – je ne parle pas de la Cour de Strasbourg, qui n'est pas à mettre sur le même plan -, qui mettrait en contradiction les normes européennes et notre propre Constitution.
Pour reprendre ce que j'ai dit, je suis convaincu que, à ce moment-là, une crise européenne s'ouvrirait, d'autant que le Conseil constitutionnel a le même point de vue que la Cour constitutionnelle de Karlsruhe. J'aimerais d'ailleurs bien savoir ce qu'ont pu se dire les juges de la Cour constitutionnelle de Karlsruhe et les membres du Conseil constitutionnel lorsqu'ils ont abordé cette question la semaine dernière ! [?]
En cas de conflit entre un acte de l'Union européenne et une disposition expresse et spécifique de la Constitution française, cette dernière devra être révisée pour permettre la mise en oeuvre de l'acte européen en droit interne. Si tel n'était pas le cas, nous risquerions d'encourir des condamnations pour manquement, qui seraient prononcées par la Cour de justice de l'Union européenne. Il ne faut pas oublier, de plus, que nous ne sommes pas dans un Etat fédéral, et que le traité établissant une Constitution pour l'Union européenne a prévu une disposition inédite, le droit de quitter l'Union européenne. Si nous nous trouvions en conflit sur les questions que vous soulevez, nous disposerions alors d'une arme non négligeable, qui donnerait lieu à des débats, des tensions considérables au sein de l'Union européenne."
Suite des interventions en séance
Les principes républicains en question
Si j'ai bien compris ce qu'a dit le Doyen Gélard, la possibilité de conflit d'interprétation demeure bel et bien après cette révision constitutionnelle. Et, dès lors que le conflit aurait lieu, nous ne disposerions pour le trancher d'aucun dispositif à l'amiable. Nous ne disposerions que d'une menace : quitter l'Union européenne ! Je veux solennellement acter l'existence de cette analyse, puisque quelqu'un a eu la franchise de nous dire que tout cela était affaire d'interprétation. Comment pourrait-il en être autrement ? Ce sont choses humaines : tout y est affaire d'interprétation ; de plus vulgaires diraient de rapports de force, voire d'influence.
Justement, les traditions de la France ont, dans certains domaines, valeur universelle et contribuent au patrimoine de l'humanité. Ainsi, la laïcité, au sens où nous l'entendons, n'est française que dans la mesure où elle répond à des problèmes universels que se posent tous les peuples. Si nous l'entendions autrement, il faudrait, par exemple, dire que la pénicilline est écossaise parce que c'est un Ecossais qui l'a inventée. C'est pourquoi nous devons être d'une vigilance très grande.
Robert Badinter nous dit que le mot « Constitution » crée une confusion. Soit ! Mais nous avons affaire à un objet juridique particulier qui a valeur de Constitution : ce n'est pas le fruit d'une interprétation personnelle, c'est écrit en toutes lettres dans le texte ! D'abord, dans le préambule du traité : « Sa Majesté le roi des Belges et vingt-quatre autres chefs d'Etat et de gouvernement remercient les membres de la Convention d'avoir élaboré le projet de Constitution au nom des peuples européens »… qui seront sans doute fort contents d'apprendre que tout cela a été fait en leur nom !
Ensuite, à l'article I-1, il est précisé que ce texte est une Constitution. Je veux bien qu'ensuite on fasse entendre au peuple qui aura à se prononcer que, bien qu'il soit écrit dans le texte que c'est une Constitution, ce n'en est pourtant pas une parce que d'autres ont décidé qu'elle ne correspond pas à l'idée qu'ils s'en font. Enfin, « ce qui est adopté pour l'Union ne s'applique qu'à l'Union », nous dit-on. Soit ! Mais ce qui s'applique à l'Union s'impose à 80 % de notre droit ! Par conséquent, ce qui vaudra du point de vue de la politique européenne vaudra pour la politique française. Les questions des principes qui sont à l'oeuvre dans chacun des aspects techniques des politiques nationales sera donc mise en cause par le niveau européen à chaque fois que nous aurons à délibérer.
Résumons-nous. Tout d'abord, on ne peut exclure un conflit d'interprétation entre le niveau européen et notre Conseil constitutionnel au sujet de la Constitution européenne.
Ensuite, on ne peut exclure un conflit entre la Cour de Luxembourg et celle de Strasbourg, qui ont toutes deux à connaître de ces sujets. On n'a pas rendu service à l'Europe en donnant le même texte de référence à deux cours. Mais, puisque c'est le même texte, pourrait-on dire, il n'y aura pas de problème ! Or, précisément, ce n'est pas le même texte ! Dans le traité qui s'applique à l'Union, il manque un petit alinéa de la Convention européenne des droits de l'homme dans lequel il est indiqué que la mise en oeuvre des droits visés peut connaître certaines limitations liées à l'intérêt public. Dans le traité, cette limitation n'est possible que lorsqu'elle se heurte à des objectifs que se donne l'Union. Or la laïcité ne figure pas parmi les objectifs de l'Union. C'est un fait établi !
Voyons un autre domaine. Soit nous considérons que le « droit au travail » et le « droit de travailler » prévu par la Constitution européenne, c'est du pareil au même, et que le « droit au travail » de notre Constitution n'a aucune incidence sur les exigences que les citoyens et les travailleurs peuvent formuler à l'égard de l'Etat ; soit nous supposons au contraire que nous avons inscrit le « droit au travail » plutôt que le « droit de travailler » dans notre Constitution parce que cela avait une force plus grande. Là aussi, il y a un risque de conflit d'interprétation entre la France et l'Union Européenne !
Enfin, lorsque nous nous réjouissons en France de voir figurer le droit de grève dans le texte de la Constitution, nous lisons trop vite ! En effet, le texte de la Constitution européenne reconnaît pour la première fois de notre histoire le même droit de grève aux employeurs, en établissant le droit au lock out. Et je mets quiconque au défi de me démontrer le contraire ! (Protestations sur certaines travées de l'UMP.) Alors, je pose de nouveau la question : en cas de différence d'interprétation, si un employeur français se réclame de la Constitution européenne pour faire valoir le droit au lock out, que lui répondrons-nous ? Qui aura le dernier mot ? (M. Robert Bret PC applaudit.)
La souveraineté populaire confisquée
Pour ma part, je forme le souhait que nos concitoyens s'intéressent à notre débat, car ce qui s'est dit tout à l'heure a éclairé les enjeux de notre débat. C'est tout à l'honneur de notre assemblée. Je rappellerai l'extrême complexité de la décision que nos concitoyens ont à prendre. C'est la résultante, d'ailleurs, de ce processus constituant que je juge mauvais et non conforme à la tradition républicaine, moi qui suis partisan, d'une Europe démocratique, d'une Europe républicaine – j'ose le dire -, d'une Europe qui reconnaisse la seule souveraineté qui compte : celle du peuple, exprimée par ses représentants. Nous ne sommes donc pas en désaccord sur ce point, mais plutôt sur la nature du texte qui nous est soumis : à côté de dispositions organisant les pouvoirs publics – et il est bien normal que nous en débattions -, un chapitre entier est consacré à l'introduction de toutes sortes de politiques. C'est un peu comme si l'on avait inséré dans la Constitution de la Ve République le code de la concurrence, le code du commerce, et j'en passe ! Il s'agit d'une aberration.
Cependant, mes chers collègues, cela résulte du processus lui-même : c'est une convention qui propose ce texte et non une assemblée constituante, ce qui fait une grande différence. En effet, une assemblée constituante n'est pas obligée de répondre par oui ou par non à 448 articles, dont 311 concernent des politiques économiques. Les représentants du peuple réunis en assemblée auraient-ils moins de légitimité que le peuple convoqué pour s'exprimer par référendum? En ce cas, mes chers collègues, que signifient nos assemblées et nos parlements ? Je regrette donc l'absence du processus constituant d'une assemblée élue à cette fin. Il nous aurait sans doute permis de converger sur bien des points, même si nous aurions constaté, certes, que nous divergeons sur d'autres.
Les Français devront se prononcer sur l'organisation des pouvoirs publics européens, alors que, mes chers collègues, nous, parlementaires, éprouvons déjà les plus grandes difficultés à nous entendre et à être unanimes pour les comprendre : nous n'interprétons pas les textes de la même manière et nos opinions divergent sur ce qu'ils signifient ! Pourtant, nous sommes aidés par l'excellent document – je l'ai en main – qui est issu des travaux de la délégation du Sénat pour l'Union européenne. Les électeurs n'auront pas cet avantage. Le peuple français, quant à lui, n'est pas juriste, il n'a pas forcément la culture juridique qui fait parfois également défaut aux parlementaires que nous sommes. Or les Français devront se prononcer sur 448 articles… L'objet de ma remarque n'est pas de me prononcer sur le choix que les Français feront ; je déplore seulement, mes chers collègues – mais ceux qui siègent dans cette assemblée n'y sont pour rien -, que nos compatriotes ne soient pas en état d'être réellement constituants. Car on n'est pas constituant à l'occasion d'un plébiscite ; on n'est pas constituant lorsqu'on répond par oui ou non à 448 articles et à plus de 30 déclarations. Tout au contraire, mes chers collègues, les Français sont en cette occasion comme une troupe prise par les sentiments : s'ils votent oui, c'est bien ; s'ils votent non, c'est le chaos !
Une Constitution qui jette les peuples les uns contre les autres
Et, lorsque nous aurons à voter sur d'autres élargissements, nous ne nous prononcerons pas sur les conditions politiques dans lesquelles les autres peuples participeront à notre grande Union européenne, mais nous nous prononcerons pour savoir si nous les jugeons dignes ou non de nous. Quelle affreuse incitation à s'affronter plutôt qu'à se rassembler ! Existe-t-il une exaltation des sentiments nationalistes plus ardente que celle-là ? Mais n'est ce pas déjà jeter les peuples les uns contre les autres que de leur dire que la valeur suprême qui les rassemble est la concurrence libre et non faussée ! Mes chers collègues, je remercie ceux d'entre vous qui ont bien voulu entrer dans le détail du texte. C'est en effet le texte à la main que nous devons dialoguer avec le peuple français. Pour le reste, que notre patrie fasse pour le mieux ! (Applaudissements sur certaines travées du groupe socialiste, ainsi que sur les travées du groupe CRC.)