17fév 06

 

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LES CONTRASTES COMME REPERES

 

Cette journée a été moins exténuante quoique bien motivante de nouveau. Naturellement j'ai eu ma dose quotidienne de folklore avec la valse des rendez-vous. Jusqu'à ce que je décide bien vite que c'en était assez et qu'il n'y avait plus aucun intérêt à soumettre mon séjour aux fantaisies de l'un quelconque de ces officiels si désinvoltes qui me font perdre mon temps. J'ai reconstruit séance tenante la fin de mon programme pour aller au devant de personnes concrètes. C'est ainsi qu'après un petit déjeuner avec les correspondants de la presse française (AFP, RFI et Libération) je suis allé en leur compagnie à l'université bolivarienne de Caracas.

Prévenu une heure avant, la numéro deux de la présidence universitaire et son groupe d'enseignants se rendaient aussitôt disponibles à l'heure dite. L'échange, à la fois incroyablement précis et pourtant souriant et parfois blagueur, a duré deux heures et demie en incluant la visite à des ateliers de travail et les rencontres avec leurs enseignants. Tout cela s'est fait au fil des étages d'un magnifique building emprunté à la société pétrolière. « Avant le commun des mortels ne pouvait même pas rêver d'entrer ici, même dans le hall » me dit la personne affable qui nous pilotait. Voici le problème de base : comment briser la reproduction sociale aggravée auquel se livre le système universitaire vénézuélien d'ancien régime ? Tenons compte qu'il s'agit de la reproduction de l'effroyable apartheid social qui résulte de la gestion alternative entre la droite et les sociaux-démocrates locaux qui a duré quarante ans. Les obstacles concrets ont été clairement recensés. Parmi ceux dont la liste a été établie pour m'expliquer la situation j'en retiens quelques uns qui me semblent correspondre à nos propres sujets de réflexion?. D'abord l'existence de réseaux privés gorgés de subventions d'Etat qui, du fait même du statut des établissements, sélectionnent librement à l'entrée selon des critères spécifiques non négociables qui tous ont un ancrage social avéré. Ensuite l'autonomie des établissements universitaires qui produit une compétition entre eux telle que les critères sociaux dans la composition de leur clientèle potentielle sont absolument déterminants. Enfin le retard, le gouffre, l'abysse qui sépare les pauvres des autres quand au nombre des gens susceptibles d'entrer en faculté parce que la plupart d'entre eux n'ont suivi tout simplement aucune étude ou très peu.

Le programme du gouvernement n'a pas été de promulguer des réformes et de compter sur la bonne volonté des équipes en place, pleine de morgue de caste, pour rénover le système. Bien sûr, des mesures ont été prises pour faire cesser les abus les plus grossiers notamment en ce qui concerne les subventions d'Etat aux établissements privés, stabiliser les prix d'achat des cours et le niveau des enseignements dans certains établissements commerciaux de formation. Mais pour l'essentiel la stratégie de transformation a consisté à mettre en place un nouveau réseau universitaire, l'université Bolivarienne, qui met en oeuvre d'autres critères de A jusqu'à Z. La novation s'attaque frontalement aux verrous qui tenaient fermées les portes de l'enseignement supérieur. D'abord en rendant fluide les passages d'un niveau à l'autre du primaire au secondaire. Ensuite en élargissant de manière volontariste l'accès au cycle supérieur pour les pauvres. L'université a été à la rencontre des gens, elle a elle aussi sélectionné son public sur des critères sociaux inverses de ceux qui dominent ailleurs. Aussi elle est partie des besoins locaux pour définir ses cursus. Enfin elle est active pour révolutionner les formes du travail éducatif en partant de la créativité de ceux qui participent à la vie des établissements. Je résume les pages de notes que j'ai prises car bien sûr la rencontre a vite tourné à une réunion entre amis qui partagent des valeurs et des objectifs. Je pense que tout ce que j'ai pu expliquer concernant l'enjeu des enseignements professionnels n'a pas sa place à cet instant. Je le mentionne pour souligner qu'il s'agissait bien d'un échange de points de vue et non simplement d'une visite émerveillée dans un kolkhoze émérite. Un moment amusant de cette rencontre est celui où pendant que nous nous échauffions d'arguments quelqu'un a montré que la télé canal 8 était en train de passer mon intervention du début de semaine à propos de la campagne contre le prétendu antisémitisme de Chavez. Tout le monde s'est amusé de la situation et moi spécialement de me voir m'exprimer à la télé en espagnol, ce qui manquait à la liste des situations cocasses que j'ai vécu avec cette langue que j'aime tant parler pour la seule suavité de son phrasé. Comme il s'agit d'une télé populaire et chaviste je me suis ensuite demandé s'il y aurait des réactions. J'en ai eu deux, heureusement amicales. L'une au restaurant populaire le midi par des voisins de table qui se poussaient du coude en me montrant et se disant l'un l'autre : « Oui c'est bien le français qui a dit que », etc, avant que ne surgisse un chanteur de rue qui poussait la chansonnette d'une telle voix glapissante que toute conversation fut rendue impossible. Et la seconde, le soir dans un autre restaurant, celui de la communauté uruguayenne, par un serveur qui est venu me remercier d'avoir défendu Chavez contre « ceux qui disent des mensonges ».

Quand nous avons achevé notre tour d'horizon à l'université bolivarienne, l'une des professeurs entreprit de m'expliquer le programme que le gouvernement a mis au point, et qu'elle dirige, pour venir en aide aux prisonniers latino-américains que nous avons en prison en France à la maison d'arrêts de Villepinte. J'étais totalement pris par surprise. Et comme on m'a indiqué que 90 % des cas étaient ceux de personnes condamnées pour le trafic de drogue je me demandais quel sens donner à cette initiative. Il s'agit de rompre l'isolement linguistique des détenus, de préparer leur réinsertion sociale au retour au pays et d'aider à l'identification et prise en charge de leur famille, la plupart étant des passeurs qui ont laissé au pays des compagnes et des enfants dont ils ne savent plus rien. Ceux qui lisent ce blog et qui pensent être capables d'apporter un coup de main peuvent le faire en s'adressant à l'ambassade du Venezuela a Paris. Je dois dire que j'ai été un peu secoué par la présentation de cette nouvelle "mission" et impressionné que ce soit une université qui la prenne en charge.

Une fois de plus ce qui m'aura marqué en dehors du contenu des actions c'est que l'on n'ait pas cessé de faire référence à la signification morale de tout ce qui était entrepris. Je ne sais pas si le mot « morale » est vraiment celui qui est adapté pour désigner autant les valeurs qui animent ceux qui passent à l'action que le but poursuivi. J'en ai parlé ce soir avec les deux personnes qui m'ont invitée au restaurant du club de la communauté uruguayenne, c'est à dire le chef de la cellule diplomatique de la présidence de la république dont j'ai déjà parlé mardi et le chef de la cellule des conseillers. L'un et l'autre me confirment : ce n'est pas une erreur de perception de ma part, la question du changement des mentalités et des valeurs morales de l'action fait partie des objectifs du processus politique. J'ai objecté avec des contre-pieds que m'avait opposé l'après midi la stagiaire de Sciences Politiques qui m'accompagnait dans ma visite avec l'attaché de presse de l'ambassade. J'ai dit qu'un pouvoir politique ne peut avoir pour programme d'investir des valeurs de morale personnelle mais plutôt de s'affirmer à travers des réalisations qui rendent les gens maîtres de leur destin dans la société. Ce moment de la discussion a conduit l'un de mes interlocuteurs à développer l'idée que le refus de prendre en charge la signification morale et sentimentale d'une action de société était en soi un modèle idéologique de comportement qui consiste à se tenir à distance des gens simples et ordinaires qui sont en action pour la raison que la plupart des gens n'agissent pas pour des raisons de pur avantage personnel mais dans une dimension d'altruisme qui ne peut être dissociée d'aucuns des moments de leur engagement. Il est évident que cette question ne se pose pas si le gouvernement n'a pas l'intention de voir le peuple se mêler d'action. L'accusation de populisme est toujours celle qui prend appui sur ces aspects sentimentaux ou moraux du discours du président Chavez. C'est une autre manière de nier ceux à qui s'adresse ce discours et qui les motive du fait qu'il est le seul qui soit intelligible parce qu'il est effectivement sincère et proche des motifs d'action des gens. Si le discours populiste est décrié, le discours qui ne l'est pas n'est même pas analysé dans sa forme. Il en est ainsi pour la raison qu'il correspond aux normes discriminantes du parler et des valeurs des dominants. Il est en effet distancié de son objet comme le sont ces gens qui ne s'y investissent pas davantage que pour quelque consommation que ce soit. Il est technicisé pour se prévaloir, tout en parlant, d'une compétence qui exclut tous ceux qui ne l'ont pas et leur nie implicitement le droit d'avoir un avis. La conversation nous conduit à penser qu'on gagnerait sans doute à assumer l'accusation de populisme. On y gagnerait de plusieurs façons. D'abord en s'obligeant à assumer son identification au peuple « populaire » face au mépris de caste de ceux qui dénoncent le populisme. Ensuite parce qu'elle obligerait les excommunicateurs à dire quel sens ils donnent à ce mot et donc à révéler leur esprit de caste sociale privilégiée. Tandis qu'en s'épuisant à démentir, on ne les oblige à rien mais on leur valide le droit de s'arroger le pouvoir d'accuser.

Quand la journée s'achève il est donc fort tard. Sur ma table, en plus des câbles de mon installation informatique et de ma boîte de vitamines qui menace sans cesse de se déverser, il y a une montagne de papiers, brochures et notes. Sans oublier les badges et les bandeaux que j'ai acheté en négociant âprement les prix tout à l'heure sur la place Simon Bolivar. Tout cela je le classe demain, c'est juré. Les fenêtres ouvertes sur une chaleur d'été, j'entends que s'est éteinte la musique de la fête donnée à la résidence en faveur des oeuvres pour les français expatriés qui en ont besoin. De la fenêtre je vois les lumières de Caracas. Les contrastes du monde sont nos repères pour tâcher de comprendre ce que nous pouvons faire d'utile.


Aucun commentaire à “Cinquième journée au Venezuela”
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  1. MARYSE dit :

    Jean-Luc,va dans les "ranchos" ces quartiers tres pauvres qui entourent Caracas et parle avec les gens. C'est là que l'on peut appreccier reellement le travail entrepris par Chavez et ses equipes.

  2. finel dit :

    essaye de trouver des groupes politiques de base, on pourrait commencer a faire des jumelages par mail;

    bon courage

  3. jos? angel dit :

    L'idée de Finel est excellente.

    J'y souscrit moi aussi.

    José Angel

  4. Yvette dit :

    J'espère que tu gardes soigneusement tes notes pour nous les faire partager dans toute leur substance à ton retour. Cette université à contre pied, de même que la façon de "retourner" le populisme c'est passionant.Voilà de quoi, à ton retour au PS, te tailler un franc succès!

    Merci de nous associer à tes découvertes, je t'embrasse

  5. sylvie dit :

    Cher sénateur,

    votre périple suscite quelques commentaires, notamment sur le bigbangblog (D Schneidermann).

    Je vous invite donc à y faire un tour, histoire de donner votre avis...

    Salutations et soutiens.

  6. paysan bio dit :

    bonjour,

    j'ai vraiment aimé le passage sur:

    "le refus de prendre en charge la signification morale et sentimentale d'une action de société était en soi un modèle idéologique de comportement qui consiste à se tenir à distance des gens simples et ordinaires ".

    rien que pour ça ça valait le voyage.

    je crois que le problème de la société française,vu par un RMIste comme moi,est bien là.

    le"ces gens là" quand on parle de nous

    me déprime.

    est-ce qu'il faut encore plus de pauvres pour qu'une certaine caste qui se dit de gauche commence à nous écouter?

    au lieu de dépenser l'argent de la "solidarité" n'importe comment(surtout dans des dossiers)

    (en gros c'est pas le PS qui gère le RMI?)

    vous avez donné l'avis de vos interlocuteurs sur ce soit disant populisme qui est peut-être la base d'une nouvelle société qui se construit là-bas.

    j'aurai bien aimé avoir votre avis

    si ça vous conforte dans vos convictions ou si ça vous fait évoluer vers encore plus d'écoute individualisée du peuple?

    est ce que ça ne sera pas ça la politique de demain?

    pascal


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