25fév 06

Dans le jardin de Filemon Escobar
Dans le jardin de Filémon Escobar

EN QUITTANT COCHABAMBA

Lorsque nous avons quitté sa petite maison de Cochabamba, Filémon Escobar m'a offert un souvenir. C'est une photo qui le montre aux côtés d'Evo Morales à la fin d'un meeting populaire. Puis il m'a dit : « Ici vivaient autrefois les gens simples. Et maintenant c'est le quartier le plus aristocratique de Cochabamba. On ne doit jamais croire que les choses vont rester les mêmes quand il s'agit de la société, n'importe qui peut le vérifier » « Ecoute ! Quand Hugo Banzer, l'ancien dictateur qui était un tyran bestial avec nous les mineurs, s'est présenté aux élections, figure toi qu'il a été élu ! Tu le crois, con ! Ecoute, et tu sais quoi à propos de la circonscription des gens de la mine ? Hein ? Il lui ont donné la majorité, les cons ! Tu comprends ? Réfléchis, con ! Ecoute, n'attends pas que les gens pour qui tu te bats te donnent raison. Bats-toi, con ! Hein ! Essaye juste de ne pas te tromper toi. » A l'arrière de la photo, Filémon a écrit une dédicace : « Camarade Jean-Luc, avec l'assurance que tu seras un impulseur du retour aux valeurs humaines qu'incarne aujourd'hui la civilisation andine et amazonienne, ton ami et camarade Filémon ». Voici comment il a pris la situation en main. Il a décrété que j'avais besoin d'une présentation sérieuse des fondamentaux de la révolution en cours. Il a dit qu'il s'était préparé pour ça. Il a donc fallu annuler tous les autres rendez-vous. J'avoue que j'ai préféré ça parce que je ne me voyais pas passer devant cet homme comme un touriste devant une cage dans un zoo. Je vais même dire qu'en dépit de la distance qu'il mettait toujours entre nous, nonobstant ses éclats de rire et ses éclats de voix, j'y serai resté le temps qu'il aurait décidé quand bien même le reste du programme aurait beaucoup souffert. C'est un moment spécial qu'un exposé de Filémon. Il explique avec pédagogie comme quelqu'un qui compte sur la raison de son interlocuteur. Mais il n'est jamais longtemps en arrière du tableau qu'il dessine. Il éclate de rire en citant les faits qui vont dans son sens, il se lève à moitié de sa chaise pour engueuler d'invisibles protagonistes des débats qu'il installe sur scène, il frappe du poing sur la table et pointe du doigt : « Tu comprends ce que je suis en train de t'expliquer, con ! », non pour agresser mais comme un homme qui souffre de ne pas être écouté comme on devrait le faire. Et je ne dis rien des chapelets d'injures qui, par cycles de l'exposé, déferlent comme une houle sur le récit et font de chaque mot d'explication une île dans un bouillonnant océan d'imprécations. C'est le moment de mettre bout à bout mes notes et de refaire son discours, dépouillé de tous ces entrelacs qui lui donnait sur le moment toute sa profondeur de champ, humaine et dramatique. Tandis qu'il énonçait des idées que parfois je trouvais spécialement stupéfiantes, je n'oubliais jamais qu'il avait été trente-cinq ans un des dirigeants essentiels du Parti ouvrier révolutionnaire de Bolivie et du syndicat des mineurs et que je m'ébahissais autant de ce qu'il me disait que de la distance prise par cet homme avec les fondements intellectuels de l'essentiel de sa vie militante et souvent au péril de sa vie elle-même. « Dans la logique occidentale, les choses et les êtres sont des entités distinctes. Et de même les êtres entre eux et les choses entre elles. Dans la philosophie andine, il y a le principe de complémentarité et d'inclusion de toutes les formes de la réalité. Il n'y a pas sujet et objet et ainsi de suite. Le MAS, est totalement imprégné dans sa chair et dans ses os, son sang et sa respiration de la doctrine andine de la complémentarité et de l'inclusion. Dans votre vision, vous voulez homogénéiser tout ce que vous voyez. Et ensuite vous voulez aussi homogénéiser la civilisation. C'est cela le fond dominant de toutes les formes de la pensée occidentale. Dans la vision andine, nous ne sommes pas préoccupés par l'hétérogénéité de la réalité ni par celle de la société parce que nous avons la doctrine de la complémentarité. C'est en partant de cela que nous devons reprendre tous nos raisonnements. Le MAS ne doit pas reprendre la ligne de la gauche traditionnelle. Il doit comprendre que la logique de la redistribution même si elle est plus humaine que l'égoïsme fondamental du néo-libéralisme présuppose quand même l'accumulation. On redistribue ce qui a été accumulé. Cela n'annule pas du tout l'accumulation et toutes ces conséquences dont la redistribution vient ensuite réparer quelques dégâts. Le MAS se perdra s'il reprend la vision distributrice de la vieille gauche. Ce serait une erreur très grave. Le MAS doit au contraire fortifier les communautés indiennes, l'« ayllu » et le modèle radical qui va avec. Sinon le MAS perpétuera le modèle capitaliste. J'ai d'ailleurs entendu parler de « capitalisme de type andin ». C'est une fumisterie. Personne ne verra jamais le bout de la société d'égoïsme et d'accumulation avec ce genre d'objectif. Au contraire si nous fortifions l'« ayllu », si nous partons de ses besoins, en un an nous pouvons avoir réglé un nombre considérable de problèmes et nous pouvons améliorer du tout au tout la qualité de la vie du plus grand nombre des personnes ici. Déjà aujourd'hui tu ne meurs jamais de faim dans l'« ayllu ». Le modèle de la communauté andine fonctionne, il sait répondre aux besoins humains. Vous vous vivez au détriment de la nature. Nous vivons avec. Vous continuez à croire à la croissance sans fin. Nous croyons qu'il y a assez à condition de bien le prendre. Vous vous êtes soumis aux outils et eux se sont soumis les outils ! Eux avec leur « ayllu » ils ont vécu sans croissance, sans revenu per capita, vous les avez massacré et relégués et ils sont toujours là ! Et maintenant ils sont au pouvoir ! Comment vous expliquez ça ? » Ceux qui ont lu le début de cette note devinent qu'à cet instant Filémon crie davantage qu'il ne parle. Il est debout. Mais il sourit aussi comme après un bon tour. « En dépit de la pauvreté, les fêtes andines sont somptueuses. Votre indice de pauvreté ne veut rien dire ici. Il ne dit rien sur la qualité de la vie. Il appelle pauvreté avec le même mot aussi bien une manière de vivre que la déchéance des exclus du système dominant. Il met sur le même plan une forme de civilisation et les échecs les plus avilissants d'une autre. La pauvreté dont vous parlez n'a strictement rien à voir avec ce que nous connaissons dans la vie de l'ayllu. » On est allé faire un tour entre ses arbres fruitiers. Je comprends ça car je jardine aussi à ma campagne. Mais du diable si le vieux lit de la Loire est aussi accueillant aux arbres que ce coin de Bolivie où, de surcroît, c'est le printemps toute l'année. Il se moque de moi : « Toi tu es toujours communiste », me dit-il parce qu'il a vu ma moue pendant son développement sur la croissance et sur les outils. C'est mon tour de me moquer : « Tu parles de moi comme les dirigeants de mon parti. » En fait il suit son raisonnement à travers une blague : « Pour les communistes, la société est partagée entre bourgeois et prolétaires qui se battent pour s'approprier la richesse produite par le travail. Ce sont les seules catégories qui ont un sens dans la lecture de l'histoire dans ce cadre là. Mais nous nous avons dû admettre que le prolétariat des mines ne cessait jamais d'être andin et que le mineur syndiqué ne cessait jamais d'être en même temps Aymara ou Queshua. Voila ce qu'il faut comprendre. Ceux qui ont été virés des mines sont retournés aux champs. Ils ont vu que ça n'avait pas de sens de vouloir suivre le modèle de la révolution russe dans la communauté. Ils ont vu qu'à côté de tout ce que nous avions dit et fait, il y avait une autre réalité qui nous avait échappée. C'est celle de la lutte des peuples originaux pour faire durer leur civilisation et ses valeurs. Ces valeurs s'exercent aujourd'hui, maintenant, et non pas demain après la révolution. C'est maintenant qu'il faut les défendre. Dans notre discours et dans notre pratique, il n'y avait aucune référence à ces peuples. On les nommait les paysans. Mais ce n'étaient pas des paysans. Ce sont des Aymaras et des Quechuas. C'est davantage qu'une culture, c'est une civilisation. Regarde : même nous à la mine "Siglo veinte" on n'est pas arrivé à dissoudre les liens des types avec l'ayllu alors que nous étions la classe ouvrière la plus concentrée du monde et la plus politisée ! Nous on lisait « Ma vie » de Trotski et même « Littérature et Révolution » et on ne savait pas le nom de Tupahamaru ni d'aucun des chefs de la lutte des indiens comme Katari et les autres qui ont été des héros de la lutte des indiens ici. Notre ignorance était dramatique. Ce que tu vois aujourd'hui c'est la suite de cette lutte là. Elle n'a jamais cessé et quand elle était sous nos yeux, nous ne l'avons pas vue parce qu'elle n'entrait pas dans nos cadres. Nous l'avons niée nous aussi. Mais ça pas suffit pour qu'elle ne continue pas. Evo Moralès sort de la lutte des Katari. Et eux des luttes de Tupak Amaru. Tu ferais bien de comprendre que ce sont des civilisations qui ont lutté et qui luttent encore en ce moment. Sinon tu ne vas rien comprendre à ce qui se passe, ni à ce qui va se passer, ni pourquoi ils prennent telle ou telle décision. Tu ne vas rien comprendre et tu ferais bien de t'en rendre compte avant d'avoir 90 ans et ce petit con (le premier conseiller de l'ambassade qui a conduit mes pas jusque là et à qui il s'adresse chaque fois qu'il me répond), ce petit con ferait bien de s'y mettre tout de suite ! L'idée que, sans parti politique, il n'y a pas de conscience c'est une idée qui ne te permet pas de comprendre ce qui se passe non plus. Tu ne peux pas comprendre comment la société elle-même devient son propre parti quand la lutte met en jeux une vision du monde que nous nommons civilisation. Quand les indiens, les cocaleros et tous les autres ont accepté de se fédérer pour faire « l'instrument politique pour les droits des peuples », nous avons combiné la lutte sociale et la lutte pour notre civilisation. » Je badine : « Moi, ma civilisation c'est la République et quand je la combine à la lutte sociale ça s'appelle la République sociale. Je vais te laisser une brochure ». Cela ne le sort pas de sa ligne de discussion : « Tu ferais mieux de lire Dominique Temple. C'est un français et tu ne le connais même pas ! Quel genre de socialiste vous êtes devenus chez vous si vous ne connaissez même pas Dominique Temple ? » A table il m'a dit qu'il avait des disques de Piaf en vynile. Il m'a dit qu'il avait découvert Balzac et Victor Hugo en lisant à l'école du syndicat dans la mine. Je lui ai promis le bouquin d'Henri Peña-Ruiz sur les lettres de Victor Hugo dans les luttes libératrices de l'Amérique latine. D'apprendre que ça existait l'a terriblement excité. Il aurait bien voulu les lire séance tenante. Filémon a les yeux d'un jeune homme. Et le coeur assez vieux pour savoir ce qu'aimer savoir veut vraiment dire.


Aucun commentaire à “Fin du voyage en Bolivie”
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  1. magali dit :

    bon retour en france jean-luc. j'ai hâte de te voir ou au moins de t'entendre...

    bises

  2. Jean Pierre dit :

    Breizh Touch :

    Amalgame outrancier !

    "Cette facon d'embrigader tous les Bretons sous une banniere qu'ils n'ont pas demandée (et que je récuse avec eux). Elle m'ecoeure autant que celle des islamistes lorsqu'ils prétendent représenter l'islam, tous les Arabes et ainsi de suite"

    Vous rendez vous compte Monsieur Mélenchon des aneries que vous débitez ? Quelle tristesse...

    Vous débarquez d'où ?

    De quelle planète ?

    J'aimerais vous inviter en Bretagne pour que vous puissez apprecier l'ambiance et les fetes Bretonnes, mais je n'aimerais pas etre vu à vos cotés, donc restez dans votre ignorance et votre betise !

    Kenavo !

    Un sympathisant socialiste.


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