05juin 06

A l’occasion du bureau national du Parti socialiste, une présentation de l’avant dernière mouture du texte de projet socialiste a été faite. J’ai déclaré que je n’y trouvais pas mon compte et qu’en l’état je ne l’adopterai pas. Je n’ai pas rendu publique les analyses que ce texte me suggéraient. Mais j’ai constaté que plusieurs conférence de presse ont été convoquées pour en faire le procès. Le plus surprenant est d’ailleurs de voir que certains font en public des critiques tandis qu’en réunion ils font des compliments. Il a été convenu qu’une nouvelle mouture du texte serait rédigée. A cette heure je n’en dispose pas. Je veux présenter sommairement l’analyse qu’avec d’autres membres du bureau national je fais de ce texte fort peu conforme à l’attente que je crois résulter de l’état du monde et de la société à ce moment de l’histoire.Tout ce que j’y consigne je l’ai présenté de vive voix à plusieurs reprises et sous les angles les plus divers aux diverses réunions de la commission du projet auxquelles j’ai participé ou dans les discussions que les thèmes concernés ont soulevé. Ce n’est donc pas un document original pour ceux qui m’ont entendu que je place à la suite de ce mot introductif. Mais c’est un moyen de rassembler sous ma propre responsabilité une description cohérente de ma critique et de ses motivations.


Une analyse complaisante du système économique mondial

Le projet commence par une analyse angélique de la mondialisation libérale. Comble de la dépolitisation, on apprend qu’il y a du bon et du mauvais dans la mondialisation, « une part d’ombre » et « une part de lumière et d’espérance », selon un vocabulaire quasi religieux. Le texte est ainsi très timide sur l’évolution prédatrice du système économique mondial. La « financiarisation de l’économie » n’est présentée que comme « la part d’ombre » (une sorte d’à côté regrettable) d’un grand « mouvement d’innovation technologique » qui parcourt la planète. Dans cette vision, le capitalisme de notre époque n’est pas le moteur de la mondialisation mais seulement une de ses composantes. Le texte exprime ainsi une volonté de sauver la mondialisation, en insistant sur « sa part de lumière et d’espérance ». Le texte semble même vanter les vertus civiques du commerce et du consumérisme en s’extasiant sur « l’invention quotidienne de nouveaux produits et services » grâce à la mondialisation. Après avoir quand même évoqué rapidement les dégâts sociaux que connaissent les pays développés, le texte fait complètement l’impasse sur l’apartheid social mondial qui caractérise fondamentalement l’économie planétaire (50 % de la population mondiale sous le seuil de pauvreté, explosion des inégalités ?). L’hyperfinanciarisation n’est pas le résultat du développement des sciences et techniques comme le déclare tout de go le texte mais le résultat d’une mutation du capitalisme. Ce point était censé être acquis entre nous depuis la convention sur la mondialisation et l’Europe en 1996. J’avais été l’auteur (au titre de la Gauche socialiste) du passage du texte sur ce point avec l’aval de Lionel Jospin qui partageait cette thèse. En revenant sur cette analyse au profit d’une vision dépolitisée de l’evolution actuelle de la société de marché, le projet socialiste actuel se démarque fortement de la critique de la mondialisation formulée par le mouvement alter mondialiste et le reste de la gauche française. Il s’inscrit au contraire à sa manière dans la thèse de la mondialisation heureuse. Ne voit-il pas dans la mondialisation « un potentiel formidable de création et de partage des richesses, de création et de partage des connaissances » ? On se demande d’ailleurs quel peut bien être le potentiel de partage des richesses de l’actuelle mondialisation, puisqu’elle fait tout sauf les partager. La domination du nouvel age du capitalisme polarise de manière extrême la distribution des revenus et des connaissances et ne permet plus non plus de créer durablement des richesses.



Une stratégie d’accompagnement : moderniser l’existant plutôt que construire une alternative

En phase avec sa vision conciliante de l’économie mondiale, le texte commence par balayer « les vieilles recettes éculées du changement de modèle », pour proposer au contraire « le progrès de ce modèle » (lequel ? le monde tel qu’il est ?). Le projet manifeste ainsi l’ambition de se démarquer de la stratégie de rupture qui caractérise l’action de la gauche dans notre pays depuis la Révolution française. La future action des socialistes est d’ailleurs conçue comme « une nouvelle phase de modernisation » du pays, qui s’inscrit dans la suite des phases de modernisation ouvertes « après la libération, après mai 1968 et en 1981 » ! Faut-il comprendre ainsi que la modernisation technocratique et autoritaire à la De Gaulle ou encore la gestion giscardienne sont désormais mises sur le même plan que la stratégie de transformation sociale de 1981 ? Dans cette logique, la recherche d’une alternative politique globale, expérimentée sous la Révolution française, poursuivie notamment en 1848 ou sous le Front populaire et relancée avec la stratégie d’Epinay, n’est plus qu’une parenthèse à refermer. Le projet acte ainsi pour le PS français « la fin du cycle d’Epinay », théorisée depuis plusieurs années par les franges les plus libérales du Parti et confirmée récemment par Patrick Bloche, désormais à la tête de la 1ère fédération de France, qui annonce que la nouvelle vague d’adhésion marque la fin du parti d’Epinay.

Dans cette logique de réalignement, le texte va même jusqu’à laisser aux libéraux le terme de « rupture », en opposant « la rupture libérale » et « la modernisation d’inspiration sociale ». Terrible renversement pour un Parti dont François Mitterrand expliquait qu’on ne pouvait pas en être membre si on n’acceptait pas la rupture avec l’ordre des choses !

Le terrain de l’alternative politique au libéralisme est ainsi abandonné (le mot « alternative » n’apparaît d’ailleurs jamais dans le texte) au profit de l’objectif de « modernisation » (« il s’agit pour la France de moderniser son modèle de société »), qui relève pourtant traditionnellement du vocabulaire patronal ou carrément des libéraux eux-mêmes. Par opposition avec la rupture, on rappellera que moderniser signifie, d’après le dictionnaire : « organiser d’une manière conforme aux besoins du moment, du temps moderne ». On ne peut pas mieux exprimer une stratégie d’accompagnement du monde tel qu’il est.

Autre figure typique de cette rhétorique du renoncement, la logique des « chances » (« offrir à chacun sa chance » page 3) remplace celle des « droits » (qui correspondrait à la formule « garantir à tous les mêmes droits »).


Une vision irréelle de la société française

Ignorant la réalité économique et sociale de la société française, le texte explique que « les sociétés contemporaines, de moins en moins hiérarchiques et disciplinaires » sont « faites d’individus formés, informés, émancipés ». C’est nier la précarisation de masse que connaissent le plus grand nombre des travailleurs, soumis à des contraintes économiques et à un contrôle social sans précédent. C’est ignorer également que l’explosion des inégalités et de la pauvreté dans les sociétés occidentales, renforce au contraire la hiérarchisation sociale. C’est oublier enfin que les replis communautaires et les nouveaux obscurantismes de toute sortes enferment à nouveau les consciences d’une partie croissante de la population.

Cette vision mythique de la société est confirmée par l’absence de toute référence à la majorité populaire de la population active de notre pays. Alors qu’ouvriers et employés représentent plus de 60 % des actifs et devraient être au centre des préoccupations du projet socialiste, pas une seule fois ils ne sont évoqués. Les mots « ouvrier » ou « employé » n’apparaissent d’ailleurs jamais. Tout comme les mots « peuple » ou « populaire » peu présents dans le texte.

Les contradictions économiques et sociales sont oubliées comme le rapport de force politique et idéologique, au profit de formules verbeuses de communicants. Dans cette logique, la mobilisation du pays et de son peuple sont conçues comme une affaire de psychologie. Dans des formules dignes du Parti de la loi Naturelle ou du pire vocabulaire managérial, le texte explique que « la France doit reprendre confiance en elle-même, apaiser ses tensions intérieures et concentrer son énergie sur la construction de son avenir ».


L’oubli du 21 avril 2002 et l’alignement illusoire sur la social-démocratie européenne

Dès le début le texte fait comme si les idées libérales étaient en déclin et postule, sans autre explication, que «les leçons en ont été tirées » et que « partout », et notamment « en Europe », s’invente « une autre voix ». Dans cette vision réductrice et angélique, doit-on comprendre que le New Labour de Blair comme le SPD allié à Angela Merkel font partie de cette nouvelle voie ?

Le projet occulte ainsi complètement les contradictions profondes de la sociale démocratie en Europe comme à l’échelle mondiale. Loin d’être derrière nous, le néo-libéralisme pénètre pourtant complètement une partie de la social-démocratie et la ligne de partage entre progressistes et libéraux passe plus que jamais au milieu de la sociale démocratie.

Sans véritable analyse des impasses de la stratégie sociale-démocrate en Europe, le texte invite à se nourrir de « l’expérience des social-démocraties d’Europe ».

A l’heure du 70 ème anniversaire du Front Populaire et du 25ème anniversaire du 10 mai 1981, le texte du projet marque de cette manière l’alignement du socialisme français sur le cours moyen de la sociale démocratie européenne et mondiale.

Cette stratégie d’alignement s’inscrit dans une perspective d’alternance naturelle avec la droite, en faisant comme si l’extrême droite n’existait pas dans notre pays. Cette menace n’est pas évoquée une seule fois ( le mot lui-même est absent alors que près d’une page décrit la droite dans notre pays, page 3). C’est le comble pour un parti éliminé de la dernière présidentielle par l’extrême droite de ne pas en dire un mot dans son projet !

Un autre corollaire de cette stratégie est l’absence de toute proposition pour le rassemblement de la gauche. L’enjeu de l’unité de la gauche n’est pas évoqué une seule fois dans tout le projet qui fait là aussi comme si le PS avait une vocation naturelle à être majoritaire et à exercer seul le pouvoir. Ce silence sur l’union de la gauche est particulièrement inquiétant à l’heure où d’éminents responsables du Parti (en particulier son porte parole) ont récemment relancé l’hypothèse d’un renversement d’alliances vers le centre.


PARTIE I – Réussir le plein emploi dans le développement durable

Dans cette partie consacrée aux propositions économiques et sociales et au modèle de croissance, certains éléments de diagnostic valident malheureusement des thèses libérales habituellement véhiculées par la droite. C’est notamment le cas quand le texte postule que « la France souffre d’une forte dégradation de notre compétitivité » (page 5), ce qui ne correspond pas du tout à la réalité de l’attractivité économique de la France.

Même chose quand le texte propose de « modifier les prélèvements sociaux afin qu’ils cessent de pénaliser l’emploi » (page 8), le projet fait comme si le financement de la protection sociale était un frein pour l’emploi. Ce qui est à la fois faux économiquement et particulièrement bienveillant vis-à-vis des patrons et des actionnaires. Ce n’est pas en effet les « charges sociales » qui pénalisent l’emploi mais la pression constante exercée par le capital pour faire baisser le coût du travail et réduire la part de richesse distribuée aux travailleurs.

Au-delà de ce diagnostic contestable, trop de propositions sur les salaires et l’emploi (pages 4/5 et 9/10) s’inscrivent dans une logique de simples incitations (face aux délocalisations par exemple), quand l’action publique ne s’en remet pas exclusivement au bon vouloir de la négociation sociale, dont le résultat est toujours hypothétique quand il s’agit d’améliorer la condition des travailleurs. Rien n’est proposé par exemple pour pénaliser les entreprises qui pratiquent des licenciements boursiers, alors que les instruments fiscaux pourraient être puissamment mobilisés (suppressions d’allégements de charges, obligation de rembourser toutes les aides budgétaires et fiscales reçues, taxation pénalisante des profits).

Pour les salaires, en dehors du principe de l’augmentation du SMIC à 1500 euros, aucun cadre d’augmentation volontariste n’est clairement défini pour les autres bas salaires. Le texte n’établit pas clairement en effet la responsabilité des patrons et des actionnaires dans la juste rémunération du travail. Il préfère s’en remettre à la logique de subvention des bas salaires par la puissance publique (transformation de la prime pour l’emploi en allégement de CSG) plutôt que de mettre directement à contribution les entreprises pour rééquilibrer le partage capital / travail. Le texte devrait rappeler au contraire que depuis la fin des années 1990, la répartition de la valeur ajoutée entre le travail et le capital, s’est stabilisée à un niveau particulièrement défavorable au travail, qui correspond au niveau de répartition du début du XXème siècle, où les conditions d’exploitation capitaliste du travail étaient particulièrement extrêmes. Durant les seules années 1990, la part du travail a chuté de 70 % en 1990/1991 à 67 % en 1999. Par rapport aux années 1970 (part du travail montée à 75 %), la perte est de près de 10 points. L’objectif du projet socialiste devrait donc au contraire être de rendre au travail, l’équivalent de ces 10 poins perdus en 30 ans, soit près de 160 milliards d’euros.

Dans les propositions consacrées aux partenaires sociaux, rien n’est prévu pour renforcer les pouvoirs des institutions représentatives des personnels, alors qu’elles pourraient au contraire se voir doter de véritables pouvoirs d’empêchement des projets qui menacent l’emploi et l’environnement, a fortiori quand l’entreprise fait des bénéfices (par exemple, possibilité de passer d’un avis simple du CE à un avis conforme pour un certain nombre de décisions). La piste ébauchée par le projet de faire entrer des représentants des salariés dans les conseils d’administration et les conseils de surveillance des entreprises (page 31) ne peut au contraire déboucher que sur une influence très marginale des travailleurs sur le cours des entreprises, quand cela ne rendra plus difficile encore la création de rapports de forces lors de mouvements sociaux.

Parmi les propositions pour l’enseignement supérieur et la recherche (page 6), on peut s’étonner que « l’autonomie de gestion des établissements » soit présentée comme le principal moyen de « donner les moyens de l’excellence à l’institution » universitaire. Cette autonomie, particulièrement étendue en matière budgétaire, ne peut en effet que renforcer les inégalités dans l’accès à l’enseignement supérieur, sans améliorer l’efficacité de la dépense publique.

Curieusement, le texte cantonne aussi la professionnalisation de l’enseignement supérieur à la création « d’universités professionnelles », alors que l’enjeu de la professionnalisation se pose au contraire à l’échelle de l’ensemble du système, qui doit être rendu plus fluide, plutôt que de créer de nouveaux compartiments comme les universités professionnelles. Plus largement c’est la question de la qualification pour tous au plus haut niveau qui mériterait d’être posée quand le projet traite des liens entre la formation et le modèle de croissance.

Les propositions pour les services publics (page 7) passent sous silence la contradiction fondamentale entre les missions de service public et le principe de la libre concurrence imposé au niveau européen. Il faudrait au contraire commencer par affirmer clairement qu’aucune relance des services publics ne pourra être effective sans limitation de la concurrence. L’idée d’un moratoire sur les libéralisations dans tous les secteurs, et d’un audit sur l’utilité économique et sociale de la concurrence devrait au contraire être avancée. Si le texte aborde la question de l’électricité et de l’eau, il oublie malheureusement les services publics des transports (ferré, aérien, routier, maritime) pourtant complètement sinistrés par la concurrence sauvage et les privatisations.

Le principe contestable sur le plan démocratique des autorités administrative indépendantes est aussi malencontreusement validé, au point que le texte propose même de les renforcer en matière de service public. Sans dire clairement d’ailleurs quelle devrait être la hiérarchie entre les exigences de service public et l’exigence de libre concurrence dans le travail de ces autorités.

On constate le même problème de hiérarchie des priorités quand le texte propose d’inclure les objectifs de croissance et d’emploi dans les statuts de la banque centrale européenne, mais sans préciser quelle devra être la hiérarchie appliquée entre ces nouveaux principes et le principe de rigueur monétaire et de stabilité des prix. En l’absence de renversement clair des priorités dans la loi, il y a peu de chance en effet pour que la BCE change ses pratiques.

En dépit de longs développements sur la nécessité d’un modèle de croissance durable et de nombreuses propositions sur l’environnement et l’agriculture, le texte est silencieux sur la question des OGM, qui est pourtant une question épineuse et cruciale, sur le plan environnemental, comme pour l’avenir de l’agriculture ou de la santé publique.



PARTIE II – Réussir l’égalité

Comme dans l’introduction du projet, le début de la partie sur l’égalité (page 12) se réfère à la logique des chances et des opportunités individuelles (« permettre à toute personne d’avoir accès aux mêmes perspectives d’éducation et d’insertion»), plutôt qu’à celle des droits garantis collectivement. Dans cette logique très social-démocrate la collectivité a simplement une obligation de moyen et les droits ne lui sont pas réellement opposables. La tradition républicaine et socialiste pousse au contraire l’exigence collective beaucoup plus en proclamant des droits créances rendus opposables à la puissance publique.

Parmi les propositions sur l’éducation (page 13), le texte propose des solutions floues « d’individualisation et de prise en compte de la diversité » pour traiter l’échec à l’école et au collège. Les solutions avancées n’abordent la question qu’en terme de moyen, sans traiter la question des méthodes employées et des contenus enseignés. Plutôt que de hiérarchiser les élèves dans des « groupes de niveau » (ce qui stigmatise l’échec sans le résoudre), la lutte contre l’échec supposerait au contraire de ne plus penser le collège comme une voie de préparation au seul enseignement général de lycée considéré comme la norme. L’accès aux autres voies du lycée se faisant par défaut et par l’échec. Pour tous au collège, l’introduction de méthodes plus inductives en complément des méthodes abstraites traditionnelles, comme le renforcement des enseignements technologiques et de découverte des métiers, permettraient à beaucoup de jeunes de ne plus construire leur orientation par l’échec.

Il est tout a fait stupéfiant de lire que ‘l’enseignement général sera dévelloppé par l’apprentissage » au moment ou la question est posée de renforcer les conditions d’accès à l’enseignement général dans l’apprentissage. Et plus encore au moment où la gauche proteste dans les deux assemblées contre le « tout apprentissage » voulu par les gouvernements de droite.

Il est également ébahissant de lire que nous voulons creer des « universités professionnelles » et plus encore de vouloir y inscrire  » pour moitié des bacheliers professionnels » quand l’objectif est d’étendre la professionalisation de l’université et de rendre possible l’accés des bacheliers professionnels aux filières techniques du supéruieur dont ils sont aujourd’hui exclus

Certes, concernant l’enseignement professionnel (page 14), le texte montre une attention particulière (près d’une page sur ce thème). Mais il détaille malheureusement des propositions décalées par rapport à la réalité des problèmes à résoudre dans cette voie, quand il n’avance pas des solutions qui existent déjà.

La première proposition avancée pour « valoriser l’enseignement professionnel » est ainsi de donner plus d’autonomie aux établissements, alors que l’enjeu économique et social est au contraire d’unifier le pilotage des voies d’accès à la qualification et de rendre plus lisible et plus fluide l’offre de formation. Ce qui semble difficilement compatible avec des établissements encore plus autonomes sur le plan pédagogique.

La question de la fluidité de la voie éducative des métiers est uniquement abordée pour permettre aux élèves d’emprunter des « passerelles entre l’enseignement général et le bac pro », alors que la priorité devrait au contraire être de renforcer la fluidité dans la voie professionnelle pour arriver au moins jusqu’au bac pro (le texte semble ainsi ignorer qu’encore un jeune sur deux inscrit en lycée professionnel ne va pas jusqu’au bac pro).

Enfin, le ridicule est atteint avec la proposition de « développer le partenariat entre l’éducation nationale et les représentants du monde économique afin de définir des périodes de formation en milieu professionnel ». Non seulement ce partenariat existe déjà de manière très institutionnalisée et intense (dans les Commissions professionnelles consultatives CPC) mais une de ses missions principales est justement de définir le contenu des diplômes professionnels et d’y prévoir des périodes de formation en entreprise obligatoires.

Parmi les propositions sur les droits des femmes (page 16), la question du droit à disposer de son corps est curieusement oubliée (ou seulement abordée sous l’angle extrême de la lutte contre la prostitution), alors que la question de la contraception et de l’avortement restent des chantiers sur lesquels des avancées sont encore à conquérir.

Sur le dossier crucial des retraites (pages 18/19), les propositions avancées sont particulièrement floues et timides alors que les mouvements sociaux contre la loi Fillon de 2003 ont fortement marqué la société française. Le droit à la retraite à 60 ans n’est pas réaffirmé et fait place au contraire à des formules particulièrement inquiétantes sur « les arbitrages pour définir les règles de partage de l’allongement de l’espérance de vie entre la durée de vie professionnelle et celle de la retraite. » Au mieux de telles formules seront incomprises. Au pire les plus avertis y verront une intention claire d’allonger l’age de départ à la retraite sur le modèle de ce qu’a fait la sociale démocratie en Allemagne et au Royaume Uni.

En matière de lutte contre la pauvreté (pages 19/20), les propositions avancées sont particulièrement techniques et complexes et l’on passe à côté de l’enjeu essentiel de la revalorisation des minima sociaux. Plus largement la question de la pauvreté est abordée comme un problème à la marge de la société, selon la logique de l’exclusion de « ceux qui sont restés au bord du chemin ». Le texte ne voit pas que la pauvreté devient au contraire le c?ur du système libéral en se massifiant bien au-delà du phénomène de l’exclusion.

Les propositions pour le logement en font certes une des principales priorités du projet mais restent très timides en matière d’accès aux locations (rien sur la suppression des cautions), de limitation des hausses de loyers (rien pour vraiment contrôler les loyers) et de maîtrise du foncier (rien sur le régime de propriété du sol, qui ne plus être une marchandise comme les autres).

L’amélioration de l’accès aux services publics est abordée sous l’angle principal de la proximité, sans que l’enjeu d’égalité d’accès soit véritablement traité. Pourtant ce n’est pas parce que l’offre est proche qu’elle est égalitaire et juste pour le plus grand nombre. Les tarifs d’intérêt social et de la lisibilité des services offerts dans un cadre concurrentiel opaque devraient être des priorités dans ce souci d’égalité.

Dernier volet de la partie II ? Réussir l’égalité, la question fiscale est traitée de manière particulièrement expéditive et insuffisante. La fusion de la CSG et de l’impôt sur le revenu est présentée comme une mesure phare sans que l’on comprenne en quoi cela peut vraiment renforcer la redistribution. Le principe même du renforcement de la progressivité de l’impôt n’est pas clairement établi. Le texte ne dit pas en particulier ce que nous ferons de la scandaleuse réforme fiscale prévue par Villepin pour 2007. La moindre des choses serait de s’engager à l’abroger, si l’on veut proposer un projet fiscal un minimum lisible.

L’inégalité d’imposition des revenus du capital et du travail n’est pas abordée directement par le texte, alors qu’elle est le principal enjeu d’une réforme fiscale juste. La fiscalité des entreprises non plus, alors qu’elle devrait être fortement mise à contribution pour financer les priorités des socialistes. Sans parler de l’injustice de la TVA qui n’est même pas évoquée, alors qu’elle constitue la charge qui pèse le plus lourdement sur les plus modestes.


PARTIE III ? Réussir le « Vivre ensemble »

L’introduction de cette partie (page 23) se veut un plaidoyer pour les principes républicains et la laïcité. La République y est pourtant définie a minima comme « un contrat social en Etat et citoyens » impliquant « un ensemble de droits et devoirs ». Avec une telle définition, on ne voit pas clairement ce qui distingue la République d’autres régimes politiques. Le projet devrait au contraire rappeler que la République se fonde sur la souveraineté absolue du peuple, qui définit et impose l’intérêt général par la délibération collective. A partir de là, la République ne devrait pas être considérée comme un simple « patrimoine dont nous avons hérité » comme le dit le texte, mais comme un projet inachevé.

Même flou idéologique en matière de laïcité que le texte essaie d’approcher par une multitude de principes (respect, tolérance, liberté religieuse). Sans aborder le c?ur même de ce principe qui est la séparation entre ce qui relève de la sphère privée (le particulier) et ce qui relève de la sphère public (ce que tous les hommes ont en commun). Faute de cette distinction, le texte n’établit pas clairement le lien entre la laïcité et la souveraineté du peuple : c’est parce que l’espace public est vraiment dégagé de tous les particularismes qu’il appartient à tous et que tous peuvent vraiment participer à la délibération collective et rendre possible un intérêt général. Il est navrant qu’un texte réputé donner une vision pour dix ans aux socialistes soit a ce point limité dans sa compréhension des enjeux de la laïcité en relation avec la forme des institutions et le regard que nous portons sur la vie en société.

Les propositions en matière de laïcité sont tout aussi floues que ces définitions. L’unique proposition est de créer une « charte constitutionnelle de la laïcité », dont le contenu n’est pas précisé. L’enjeu de libérer l’espace public des nouveaux obscurantismes de notre époque n’est pas abordé. Face au mercantilisme et à sa pollution publicitaire de l’espace public, face aux communautarismes et ethnicismes de toutes sortes, la bataille laïque doit pourtant être menée sur de nombreux fronts. Par exemple en menant une lutte sans concession contre l’invasion des marques à l’école. Plus largement en assurant que les services publics appartiennent vraiment à tous, sans que l’on puisse y imposer des particularités religieuses (enseignement religieux obligatoire en Alsace Moselle) ou linguistiques (enseignement obligatoire du Corse ou du Breton).

Non seulement le texte est silencieux sur ces importants chantiers mais il fait référence à la Charte des langues régionales du Conseil de l’Europe, dont il compte faire la base de « l’intégration de la diversité culturelle dans le projet » (page 24). D’inspiration clairement ethniciste, cette Charte a été reconnue contraire aux principes fondamentaux de la République et particulièrement à la laïcité par le Conseil constitutionnel. Elle prévoit en effet de donner aux groupes parlant telle ou telle langue régionale des droits particuliers dans l’espace public (dans le fonctionnement des services publics ou de la justice par exemple) rompant ainsi l’égalité des citoyens et compromettant le libre exercice de la citoyenneté. Une telle référence est inacceptable dans le projet socialiste.

Parmi les propositions sur la sécurité, aucune abrogation des différentes lois sécuritaires de la droite n’est prévue. Aucun lien n’est établi entre la surenchère sécuritaire et le projet libéral, à travers la répression des plus modestes, la sur pénalisation de la petite délinquance ou le climat de peur et de suspicion généralisé mis en place par la droite. Faut-il comprendre que le projet valide par exemple les lois Sarkozy ? Pire, le texte aborde la sécurité sous un angle purement technique sans poser à aucun moment la question de la défense des libertés publiques dans notre pays. D’après le texte, les mauvaises relations entre la population, notamment les jeunes, et les forces de sécurité relèveraient surtout d’un problème d’ « image » qu’il faut « transformer ».

Même silence regrettable concernant les lois Sarkozy sur l’immigration parmi les propositions sur l’intégration et les immigrés. Le projet devrait au minimum prévoir l’abrogation des deux lois Sarkozy sur l’immigration (celle de 2003 et celle actuellement en discussion).



PARTIE IV ? Réussir la démocratie

Les propositions de réforme institutionnelle présentent un empilement de mesures techniques (dont certaines positives comme le mandat parlementaire unique) sans que l’on distingue clairement le sens politique global de ces réformes. La volonté de rupture avec la Vème République n’est pas affichée. On reste ainsi dans la logique illisible du « changer la République sans changer de République » proclamé au moment des états généraux du projet. Ce ripolinage technocratique passe à coté de l’enjeu d’une véritable refondation républicaine du pays, thèse que je soutiens avec PRS.

En matière de démocratie sociale, aucune proposition n’est avancée pour renforcer les pouvoirs des institutions représentatives des personnels En matière de pouvoirs locaux, la philosophie et la pratique de la décentralisation sont globalement encensées sans pointer véritablement la montée des inégalités devant les services publics et l’application de la loi qu’elle provoque. Si le texte propose de revenir sur la décentralisation Raffarin c’est essentiellement sur les aspects financiers de son application plus que sur les principes définis par la droite et les nouveaux transferts de compétence effectués.

Parmi les propositions sur les médias, l’absence de toute référence au problème de la publicité est très regrettable. La pollution publicitaire est en effet un enjeu tant pour la qualité des médias que pour leur dépendance face au marché. La limitation drastique de la publicité dans les médias pourrait être un puissant levier pour démarchandiser ces derniers.



PARTIE V ? Faire réussir la France en Europe et dans le monde

Cette partie sur l’international commence par une nouvelle envolée prônant l’adaptation au monde tel qu’il est. Plutôt que d’insister sur les principes dont la France peut être porteuse pour changer le monde, le texte vante un « pays moderne qui a su mener des adaptations majeures quand le monde changeait ». On ne voit pas en quoi une telle description s’appliquerait mieux à la France qu’à un grand nombre d’autres pays.

Sur la question centrale de la puissance des Etats-Unis, le texte reste dans le flou le plus total, en évoquant « les contradictions aiguës de l’hyper puissance américaine » et en proposant « une nouvelle relation transatlantique » (page 40), dont le contenu est impossible à cerner (« ni atlantisme à la Blair ni antiaméricanisme de principe »). Une position sans complaisance sur cette puissance prédatrice s’imposerait au contraire, surtout à l’heure où une partie de la planète est entrée en confrontation plus ou moins directe avec l’administration Bush. Le projet devrait au moins s’interroger sur les accords et les systèmes qui nous rendent dépendants par rapport à une telle puissance (notamment l’OTAN). Il devrait également proposer d’appuyer les pays qui tentent, comme en Amérique latine, de se soustraire à la domination états-unienne et d’ouvrir une voie populaire alternative à la « démocratie de marché » promue par les Etats-Unis. Faute de positions claires sur ce sujet central, le projet international reste en partie indéterminé. Ce flou est d’autant plus préoccupant que le secrétariat à l’international du Parti opte depuis quelque temps pour des positions ouvertement atlantistes. Le secrétaire national chargé de ce secteur n’est-il pas ainsi un des seuls députés socialistes français à avoir approuvé le 31 mai au Parlement européen la création d’une zone de libre échange Europe / Etats-Unis ?

Sur le plan européen (pages 35/36), l’impasse de l’actuelle construction communautaire est encore analysée comme un problème d’image (« le projet européen obscurci pour les peuples ») plutôt que comme un problème fondamental de légitimité. Déjà présente dans l’introduction du texte, l’ambiguïté de l’analyse de la social-démocratie européenne se confirme aussi. En faisant comme si le PSE était un cadre politique acceptable, le texte propose « d’influencer son programme » en faisant mine d’ignorer les contradictions idéologiques radicales dans lesquels le PS français est placé face à un PSE largement acquis aux thèses néolibérales.

Si le texte dit clairement que la France refusera de ratifier la Constitution européenne, il fait malheureusement l’impasse sur la méthode d’élaboration d’un nouveau texte. Cet enjeu de la méthode constituante était pourtant au coeur des raisons qui ont conduit au rejet de la Constitution. On ne peut pas prétendre proposer un nouveau texte sans aborder cette question de méthode démocratique. Le projet devrait avancer par exemple l’idée d’élire une véritable assemblée constituante européenne au suffrage universel.

En matière d’Europe de la défense, la proposition d’un triangle France-Allemagne-Grande Bretagne est non d’abord contestable : cela tourne le dos à une défense européenne clairement indépendante des Etats-Unis. Elle est surtout complètement irréaliste puisque la Grande Bretagne est historiquement hostile à l’idée même d’une défense européenne ou a toujours torpillé de tels projets même si elle les avait d’abord accepté. Le projet devrait au contraire centrer l’Europe de la défense sur l’axe France-Allemagne.

Les propositions sur la défense sont assez largement inacceptables soit en raison de leur flou, insupportable en la matière, soit en raison de leurs précisions souvent consternantes. Le flou : la définition « européenne » de la politique a mener en Afrique, et surtout l’assertion selon laquelle la politique de dissuasion nucléaire impliquerait la protection de nos partenaires de l’union européenne, affirmation dont il ne semble pas que les auteurs ai mesuré la signification pratique tant du point de vue de la doctrine d’emploi, de la faisabilité ni des frontières ainsi concernées?. Le consternant : les militaires ne reçoivent pas la permission de se syndiquer mais ils recevraient celle d’adhérer a un parti politique !

Les propositions sur la mondialisation suggèrent « une réforme de la gouvernance mondiale », sans que ce concept soit clairement défini. Ni que le bilan désastreux d’instances comme le FMI ou la banque mondiale soit tiré (pas un mot sur ces organismes dans le texte, pas une seule référence au pouvoirs de vote de la France dans ces institutions).

Le texte ne se prononce pas non plus sur les contradictions entre la pure logique de libre échange qui profite aux plus puissants et le développement du plus grand nombre. Il en résulte un flou total sur « la hiérarchie des normes internationales », qui est certes affirmée louablement, mais sans que l’on sache quelles normes doivent primer sur quelles autres normes ! Nulle part n’est indiqué que les normes sociales et environnementales devront systématiquement primer sur les normes commerciales et financières. Faute d’avoir clairement identifier les responsabilités des déséquilibres mondiaux, le texte peut parfois faire croire que les pays pauvres sont eux-mêmes responsables de certains de leurs problèmes. Comme en matière de santé, où le texte propose d’ « aider les pays du sud à se doter de politiques de santé efficaces », alors que leurs problèmes sanitaires viennent surtout de la domination des firmes pharmaceutiques multinationales et pas de l’inefficacité présumée de la gestion des pays du sud.

Les déséquilibres mondiaux sur le plan social ne sont quasiment pas évoqués (nombre de pauvres, progression rapide des inégalités). Les quelques propositions audacieuses sont d’ailleurs souvent assorties de multiples préalables qui les rendent inapplicables. On apprend ainsi qu’une taxation internationale (de type Tobin par exemple) « ne peut être envisagée qu’au terme d’une action concertée avec tous les pays où se situent des places boursières ». Si la nécessité d’une concertation va de soi (c’est le propre de la diplomatie), on voit mal comment une telle taxe pourrait voir le jour si l’on attend que toutes les puissances boursières et financières l’approuve.

En conclusion, l’ancrage du projet dans une stratégie d’accompagnement plutôt que de transformation est encore lourdement rappelé avec une nouvelle mention de la « modernité » comme valeur de référence des socialistes dans la dernière phrase du projet. Il s’agit donc au total d’un projet « socialiste » du type qui domine la social démocratie européenne et mondiale : angélique sur le présent, révérencieux pour les puissants. Il ne peut être adopté par une conscience informée et engagée du côté des travailleurs et des pauvres.



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