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Tribune de Jean-Luc Mélenchon publiée le 2 mars 2007 dans Valeurs Actuelles
Les statistiques ethniques sont un naufrage intellectuel. Vichy l’a rêvé, Nigaud l’a réalisé. Voyons les faits. L’expérience prouve qu’elles ne permettent pas de mieux lutter contre les discriminations. Les pays anglo-saxons, champions des comptages ethniques, sont aussi les plus mauvais élèves en matière de lutte contre les ségrégations raciales et les inégalités en tous genres. Et cela ne date pas d’hier. Ce sont les Etats-Unis qui ont inventé les statistiques raciales dès leur 1er recensement en 1790. Quels résultats contre les discriminations dont les noirs sont encore massivement victimes non du fait de leur couleur de peau (les riches noirs vont bien merci) mais du fait de leurs origines sociales ? Ici la discrimination positive tente une réparation des conséquences de l’esclavage. Intransposable.
Allons au fond. Depuis quand les catégories raciales ont-elles acquis une valeur objective et scientifique ? Ce sont des catégories forcément subjectives et idéologiques. Les races au sens scientifique du terme n’existent pas. La couleur de peau est une appréciation relative. La religion, la langue ou la culture de la région d’origine sont hautement volatiles à l’intérieur d’une génération et entre elles. Pourquoi privilégier un critère plutôt qu’un autre ? A combien de générations faut-il remonter pour valider l’appartenance à tel ou tel groupe ethnique ? Les maghrébins ne sont pas tous arabes, les arabes pas tous maghrébins, les musulmans pas tous arabes et les arabes pas tous musulmans … Un comptage ethnique me séparerait de mon compatriote martiniquais aisé quoique de gauche et athée, français depuis huit générations assimilé à un naturalisé pauvre venu du Mali musulman. On me comptabiliserait avec un "vieille France" blanc, catholique, et de droite, moi dont pas un grand père n’était français. Collections folles. Si l’on veut compter quelque chose, il faudra donc faire des choix entre critères. Ils seront le fruit des préjugés du moment. Le recensement britannique distingue 5 grandes catégories raciales, là où les Etats-Unis en retiennent aujourd’hui 14. Car le découpage racial du recensement américain n’a cessé d’évoluer selon les pouvoirs et les intérêts des groupes en présence. Et on ne peut cocher plusieurs cases à la fois que depuis l’an 2000 ! Mais très peu le font, ce qui en dit long sur l’enfermement communautaire auquel est parvenue cette société.
A l’inverse, les statistiques françaises sur les origines ne connaissent aujourd’hui que la nationalité. C’est une réalité objective et juridiquement bien établie. La nationalité est une catégorie démocratique : sa possession et sa transmission sont fixées par la loi. La loi est délibérée. L’idée même de statistique ethnique est donc obscurantiste. Sa logique nie la réalité fondamentalement métissée de tout être humain, a fortiori dans un pays comme la France. Depuis la Grande révolution, la République a décidé de ne connaître ni les origines, ni les appartenances particulières. La République ne distingue pas, elle met en partage. Comme l’indique le préambule de la Constitution de 1946, « tout être humain, sans distinction de race, de religion ni de croyance, possède des droits inaliénables et sacrés ».
En fait le débat sur les statistiques ethniques confronte à un choix de civilisation. Dans le modèle libéral anglo-saxon, on réduit l’identité de chacun à son particularisme réel ou supposé. Dans le modèle républicain, on valorise ce qui est en commun et on cherche à dépasser ce qui différencie par un plus grand partage. Chacun reconstruit ainsi son identité par ses échanges avec la société dans son ensemble. En République, on ne dit pas aux gens « d’où venez-vous ? » mais « où faut-il aller ensemble ? ».
Ce sont des manières radicalement différentes de penser la vie en société. On ne passe pas impunément d’un système à l’autre. Car les statistiques ne sont pas neutres. Elles sont normatives : les questions posées dans un recensement ont aussi une dimension d’injonction sociale. La mesure crée la réalité. On ne peut pas faire comme si tout le monde se définissait spontanément par rapport à ses origines et a fortiori par rapport à une race. Beaucoup ne se sont jamais posés la question. Je n’ai pas envie de me la poser. Et le but de la République est précisément que personne ne se la pose, ni ne la pose aux autres. Là où l’Etat poserait officiellement cette question, chacun serait obligé à entrer de gré ou de force dans un sentiment d’appartenance. On enfermerait ainsi des millions de gens dans une identité statistique qu’ils n’ont pas choisi par eux-mêmes. En républicain, je refuserai toujours cet enfermement qui bride chaque être humain. C’est au contraire en appliquant sans relâche des mesures d’égalité et de fraternité que l’on terrassera les discriminations. Personnellement je ridiculiserais cette sorte de comptage en demandant le libre choix de mon classement. J’ai décidé d’être juif, arabe, berbère, noir, athée. Je pourrais ainsi légitimement participer à de nombreuses luttes pour l’égalité en droit et en fait des êtres humains.