26mar 12

Interview publiée dans la Croix

Sur la moralité en politique

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L'affaire Woerth-Bettencourt comme l'affaire Guérini ont une nouvelle fois posé la question de la moralité en politique. Estimez-vous que, dans ce domaine, la situation s'est dégradée ?
Jean-Luc Mélenchon. Ce n'est pas pire qu'avant. Il suffit de se plonger dans la presse de la IIIe République pour s'en rendre compte. Mais c'est vrai que les circonstances politiques, ces dernières années, ont pu favoriser des abus de pouvoir et des comportements délictueux. Les institutions de la Ve République sont elles-mêmes un « pousse aux abus », dans la mesure où elles garantissent l'immunité à ceux qui les commettent. D'une certaine manière, le poisson pourrit par la tête. Le statut juridique du chef de l'État, qui ne relève d'aucune forme d'action en justice durant la durée de son mandat, peut donner un sentiment d'impunité générale. Ensuite, les valeurs qui sont aux postes de commande, dans une société du chacun pour soi et de l'ostentation de l'argent, sont également des pousse-au-crime. Vous aurez beau inventer les meilleures institutions du monde, elles seront contournées, si le contexte général amène à faire fi de la morale individuelle.

Un récent sondage a montré que près des trois quarts des Français jugent les hommes politiques « plutôt corrompus ». Ne redoutez-vous pas que cette défiance nourrisse l'abstention ou le vote extrême ?
Jean-Luc Mélenchon. J'explique surtout cela par une blessure profonde causée chez les Français par le décalage entre leur situation réelle et la manière dont elle est traitée. Je ne peux pas leur donner tort. J'ai la conviction que nous vivons les derniers moments d'un ancien régime, dans lequel les puissants sont incapables d'imaginer un autre futur et se cramponnent à de vieilles formules, qu'ils reproduisent jusqu'à la nausée. Il y a par ailleurs une corruption morale des dirigeants d'entreprise, qui accumulent des sommes incroyables et infligent à leurs salariés des conditions sociales insupportables.

La classe dirigeante française n'a-t-elle pas été trop tolérante envers le mélange entre les intérêts publics et intérêts privés ?
Jean-Luc Mélenchon. Je ne veux pas m'ériger en procureur. Je ne veux pas non plus qu'on se débarrasse de ce problème de morale en se contentant de pointer quelques hommes politiques. Le problème est plus large. Il dépasse le cadre de la vie politique. Il se pose aussi, par exemple, dans les médias, avec les cas de journalistes qui ont partie liée avec des intérêts privés, ou dont le compagnon ou la compagne sont engagés en politique.

En janvier 2011, la commission Sauvé a remis au président de la République un rapport dans lequel elle préconisait plus de transparence, avec notamment une déclaration obligatoire de patrimoine de la part des ministres et des hauts fonctionnaires. Êtes-vous favorable à ces propositions ?
Jean-Luc Mélenchon. Je n'ai pas de difficultés avec cela. Il faut une réglementation rigoureuse des conflits d'intérêts. Je suis aussi favorable à 100 % au contrôle du patrimoine des élus par un organisme indépendant, à la condition qu'il soit spécialisé et astreint au devoir de réserve. Il n'y a pas de raison que ces informations se retrouvent sur la place publique, ou alors il faut publier la feuille d'impôt de tout le monde. La transparence ne doit pas être une exigence névrotique. Elle doit se manier avec délicatesse. Aucune vie n'est possible dans la transparence complète. J'estime que je suis non pas un homme public, mais un homme privé qui a des activités publiques.

Plus globalement, dans le fonctionnement de la vie politique et de nos institutions, comment parvenir à cette « République exemplaire » promise par Nicolas Sarkozy ?
Jean-Luc Mélenchon. Ce que nous proposons, nous, c'est une VIe République parlementaire. Le contrôle parlementaire n'est pas infaillible, il est quand même supérieur à l'exercice d'un pouvoir solitaire. On a besoin aujourd'hui de pratiques politiques plus simples, plus démocratiques. Les autres pays d'Europe vivent tous des régimes d'assemblée, avec des garde-fous pour garantir leur stabilité. On pourrait s'en inspirer pour bâtir cette nouvelle République que j'appelle de mes voeux. À partir de là, on serait moins dans le fait du prince et de ses affidés, qui génère un rapport au pouvoir très spécial et qui est à mon sens une incitation à l'abus permanent.

Est-ce qu'une République parlementaire suffit à garantir des pratiques politiques plus vertueuses ?
Jean-Luc Mélenchon. Tout dépend comment on s'y prend. Prenons l'indépendance de la justice, il me semble qu'elle serait mieux garantie si elle était placée sous la responsabilité et le contrôle de l'Assemblée plutôt que sous celle d'un seul homme. Il s'instaurerait une forme de vigilance mutuelle. Par ailleurs, le Conseil supérieur de la magistrature, qui comprendrait pour moitié des magistrats et pour moitié des membres de l'Assemblée, serait chargé de procéder à l'ensemble des nominations de magistrats.

François Bayrou a proposé que le garde des sceaux lui-même soit nommé directement par l'Assemblée nationale…
Jean-Luc Mélenchon. Pour moi, c'est du gadget. Pourquoi lui et pas les autres ? Le président de la République, de son côté, a inventé les nominations que l'on peut empêcher à condition de réunir la majorité qualifiée des commissions. Le pouvoir politique est responsable devant l'Assemblée. À partir du moment où on a une vraie séparation des pouvoirs, on doit être capable d'organiser un contrôle des assemblées, qui auraient une vraie capacité d'intervention, sans sombrer dans des contorsions que je n'approuve pas, parce qu'elles attentent à l'idée républicaine. On a ainsi multiplié les autorités indépendantes qui sont des démembrements de l'État et de la souveraineté nationale. Je mets en garde contre toute balkanisation des lieux de décision sans contrôle.

Vous souhaitez cependant supprimer la nomination des patrons de l'audiovisuel public par le chef de l'État ?
Jean-Luc Mélenchon. La question de l'indépendance des médias est spécifique. Pour moi, les deux colonnes du temple républicain sont l'éducation et les médias qui nous permettent d'être libres et d'exercer notre citoyenneté en nous dotant d'une capacité de jugement critique. Nous proposons donc un conseil national des médias qui serait une instance de régulation et de concertation. Mais derrière cette question, il y a un chantier gigantesque qui touche aussi bien à la viabilité du modèle économique de la presse et des nouveaux médias qu'à la question du statut des personnels, dont beaucoup sont en situation précaire. On ne peut pas dire que tout ça n'a pas de conséquence sur la production de l'information. Ces questions, qui sont sociales, sont fondatrices de l'indépendance réelle des médias.

Vous êtes pour limiter le cumul des mandats, mais vous ne dites pas comment…
Jean-Luc Mélenchon. Personnellement, je suis pour l'interdiction stricte du cumul des mandats, avec une phase d'adaptation à cette règle. Mais le Front de gauche n'a pas de position arrêtée sur cette question. Je crois cependant que le cumul n'est pas souhaitable. Ses partisans invoquent le nécessaire ancrage territorial. Mon expérience me dit que le cumul rend impossible quelque ancrage que ce soit, car l'élu passe son temps à courir.

Êtes-vous favorable à une diminution du nombre d'élus et, plus globalement, à une République qui serait plus modeste ?
Jean-Luc Mélenchon. Tout dépend de quoi l'on parle. La mise en scène de la fierté et de la grandeur de la République ne me choque pas. Je suis pour que la République soit respectée. Il faut arrêter : on ne va pas raser les murs et vivre dans des gourbis. Pour faire plaisir à qui ? Pourquoi faudrait-il que nous en rajoutions, si ce n'est pour signifier encore une fois que l'État est de trop ?

Vous avez annoncé que vous diminueriez la rémunération du chef de l'État ?
Jean-Luc Mélenchon. C'est autre chose. Nicolas Sarkozy a augmenté sa rémunération sans aucune justification ni référence. Je suis pour qu'on détermine une rémunération pour les parlementaires qui serve d'étalon pour les autres fonctions. Le président de l'Assemblée, le chef de l'État toucheraient tant de plus, mais dans un rapport qui irait de 1 à 2, pas davantage. Vous savez, je suis un ennemi de l'ostentation. C'est avec mon indemnité de parlementaire que j'ai pu vivre correctement et acquérir mon patrimoine. J'en ai assez comme ça. Mais il ne faut pas en faire trop dans l'affichage de sa modestie, se jeter des cendres sur la tête. Ce qu'on fait n'est pas honteux et mérite salaire, mais ce qui n'est pas acceptable, c'est l'absence de règles précises et compréhensibles pour le citoyen.

Propos recueillis par Antoine Fouchet et Céline Rouden.



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