25sept 12
L'original de ce billet a été publié le 24 septembre 2012 sur le blog de Corinne Morel Darleux (là où les petits pois sont rouges…)
Voilà, j'y suis. Caracas, Venezuela, à quelques jours de l'élection présidentielle du 7 octobre. En pleine campagne entre le président Hugo Chavez qui achève son deuxième mandat, et le candidat de la droite, Henrique Capriles Radonski. Curieusement, la campagne ne se fait que discrètement présente dans les rues de Caracas. Des affiches, des pochoirs, mais on est loin de l'effervescence des grandes manifestations publiques. Une première chose me percute, sur la route qui mène de l'aéroport à Caracas : l'aspect symboliquement très affectif de la campagne de Chavez qui mise sur le visuel du cœur. Ça me fait penser aux jours heureux, à la vie douce, au buen vivir que nous tentons de remettre au goût du jour nous aussi, et même aux histoires d'amour parfois évoquées par Jean Luc pendant la campagne. Je ne trouve ça ni risible, ni mièvre, bien au contraire. Notre slogan "L'humain d'abord" ne disait pas autre chose.
Loin de la ferveur populaire, donc, les rues de Caracas sont à leur habitude un combat permanent du piéton pour se frayer un chemin sans se faire écraser, pleines de bruits, de fumées de pots d'échappement, de scooters et de camionnettes. L'impression d'être un peu à contre-temps, comme en avance sur le timing. De déambuler le nez au vent parmi une foule pressée. De devoir encore me délester de mes habitudes d'européenne… C'est pourtant à ce titre que je suis là. Pour venir témoigner de la réalité des politiques libérales et du résultat des politiques d'austérité en Europe. Car ici, la droite a compris que le libéralisme n'était pas porteur, dans une région du monde qui a payé un lourd tribut aux politiques du FMI et de la Banque Mondiale. Il y a plus de vingt ans, en 1989, le "Caracazo" était déjà une insurrection populaire contre les plans d'ajustement structurels imposés par le FMI. Elle s'était achevée dans le sang.
La droite conservatrice vénézuélienne se trouve aujourd'hui également entravée par la réalité des progrès sociaux effectués depuis l'accession au pouvoir de Chavez : taux de pauvreté passé de 49% à 28% entre 1999 et 2010 selon l'ONU, mise en place de magasins d'alimentation d'État pour les plus pauvres, réforme agraire contre les grandes propriétés terriennes et système de semences public et solidaire, création de banques communales et monnaies locales, construction de 200.000 logements sociaux, passage de 44 à 40 heures de travail hebdomadaire, extension du congé maternité… Alors le candidat Capriles revêt une apparence sociale-démocrate, reprenant à son compte la Constitution de 1999, que la droite avait pourtant combattu à l'époque, allant même parfois jusqu'à reprendre les thèmes du président sortant, affirmant qu'il faut aller encore plus loin dans la lutte contre la pauvreté, et validant par la même en filigrane la politique de Chavez ! C'est une première victoire idéologique, lorsque vos adversaires en sont à reprendre vos propres termes. On le voit chez nous, où nous luttons pour parler de "cotisations" et non de "charges" sociales, où encore lorsque nos concurrents et adversaires politiques reprennent l'idée de revenu maximum ou de la planification écologique.
Ce que ne dit pas le candidat Capriles se trouve en revanche en toutes lettres dans son programme, épluché brillamment par Romain Mingus. C'est un programme de droite libérale tout ce qu'il y a de plus orthodoxe, singulièrement en matière économique : privatisation de l'énergie (notamment du pétrole, aujourd'hui géré par une entreprise publique), épargne individuelle volontaire en lieu et place de la sécurité sociale, retraite par capitalisation, autonomie de la Banque centrale vénézuélienne, et globalement ouverture au privé de tous les secteurs de l'économie… Ça vous rappelle quelque chose ? Alors oui, il n'est pas inutile de venir rappeler au peuple vénézuelien ce que donne ce type de politique.
En Europe nous disposons hélas d'un espace privilégié d'observation. La campagne contre le traité européen TSCG qui bat son plein en France rappelle tout cela : la confiscation de la souveraineté populaire, l'austérité qui condamne les services publics et les mécanismes de redistribution, le pouvoir laissé à la finance. Comme le rappelait Jean Luc Mélenchon dans un billet de blog cet été : "[au Vénézuela] d'une façon générale j'observe que peu de gens sont informés du degré de verrouillage « austéritaire » en Europe. Je pense qu'il en est ainsi parce qu'ils croient que les horreurs qui leur sont arrivées dans la phase précédente de leur histoire, celle où le FMI et la Banque mondiale leur serraient la gorge, sont connues en Europe. Ici ils pensent que tout le monde a tiré la leçon de cette politique. Il leur est difficile d'admettre que ce n'est pas le cas. Quand j'explique que la Banque centrale européenne ne prête pas directement aux États tout le monde est stupéfait, se fait répéter l'information pour être certain d'avoir bien compris". Il est inconcevable que si peu d'enseignements aient été tirés des erreurs du passé. Et pourtant.
Voilà tout le travail internationaliste que nous nous efforçons de réaliser au Parti de Gauche : apprendre du passé et d'ailleurs, décrypter les mécanismes de la révolution Bolivarienne et se souvenir des contre-révolutions réactionnaires qui s'ensuivent, toujours. Tourner nos yeux du côté de la Grèce et de l'Espagne, pour refuser de subir le même sort. Prendre appui sur la révolution citoyenne, le refus de rembourser la dette, la création de la CELAC (communauté des Etats latino-américains et des caraïbes) qui regroupe 550 millions d'habitants et permet une coopération autonome des États Unis, ou encore la création de la monnaie commune du SUCRE. Autant de chemins différents pour inventer des coopérations inter-régionales qui ne soient pas celles des oligarques, mais des peuples.
Et aussi, se rendre sur place, pour éviter de dépendre des discours formatés d'une certaine presse française sur ce qui se passe ici. Aller au delà des clichés caricaturaux sur "l'autoritaire Chavez". Constater de ses propres yeux que oui, la presse qui se vend ici dans chaque kiosque, à chaque coin de rue, est libre. Tellement libre que la Une de la plupart des grands journaux vante les mérites du candidat Capriles. Regretter même que dans ce pays souvent décrit en France comme placé sous la coupe d'un socialisme dur, le consumérisme de masse se porte bien, merci. Il suffit pour s'en convaincre d'aller faire un tour dans les galeries marchandes de Caracas. Ce que j'ai du faire dès mon arrivée, ma valise ayant eu la malencontreuse idée de rester quelque part sur le tarmac entre Paris et Caracas. Zara, Naf Naf, téléphonie mobile, Mac Donald's et consorts n'ont pas été chassés du pays, loin s'en faut. Il reste du taf.
C'est le même désir de témoigner du réel qui m'avait motivée à me rendre en Cisjordanie. J'écrivais alors : « les représentations, les stigmates, les clichés qui sont véhiculés sont un frein à la résolution de ce conflit autant qu'au développement des territoires. Se confronter au réel là-bas permet d'aller au-delà des postures, de toucher du doigt une réalité qui hélas dépasse d'ailleurs parfois la fiction ». C'est lui encore qui m'a poussée à déambuler librement dans les rues de Caracas ce matin. A relire à la terrasse d'un café, levant les yeux de temps à autre, le dossier que je me suis concocté à base d'articles du Monde Diplo (le très bon papier de Steve Ellner, à lire ici) et de Mémoire des Luttes, à tout observer, humer l'air (keuf keuf), écouter, ressentir…
Car je suis en avance, comme je le disais au début de cette note. Le reste de la délégation n'arrive que dans les jours qui viennent : François Delapierre cet après midi, Alexis Corbière demain, plus tard encore Maurice Lemoine, Martine Billard, Christophe Ventura et Eric Coquerel… Avec les premiers, nous devons nous retrouver mercredi et jeudi en « séminaire » sur l'Union européenne, je ne sais pas encore quelle forme cela va prendre. Comme souvent ici, les infos arrivent au fil de l'eau. Une interview sur la chaîne de télévision TeleSur cet après midi peut être, une réunion politique demain, une visite au QG de campagne de Chavez… Les choses se décident au fur et à mesure. J'ai connu ça dans chaque sommet altermondialiste, de Madrid à Quito. J'imagine que cet automatisme de l'imprévu se trouve encore renforcé par la campagne présidentielle qui impose son propre rythme. Le souvenir encore vif et récent de notre propre présidentielle me laisse entrevoir à quel point plus personne n'est maître du temps dans ces périodes denses et chaotiques. Ce n'est pas pour me déplaire. Même si j'éprouve toujours un peu de difficultés à accepter cet entre-deux flottant, je dois reconnaître que mon départ dimanche, avec mon seul billet d'avion en poche et aucune idée de la suite, a fait partie des moments grisants que j'aime follement.
Mais trêve d'aventure, j'ai finalement été accueillie dès mon arrivée à l'aéroport de Caracas par le companero Lenin (sic!). L'occasion de lui passer des nouvelles de mon ami et camarade Christophe Ventura, qui m'avait initié aux charmes de Caracas il y a trois ans, d'échanger en attendant cette fichue valise qui n'arrivera pas, sur le contexte politique et le programme des prochains jours. Un énorme regret : la tournée dans différentes villes du pays est prévue plus tard, je serai sans doute repartie.
Je ferai donc ma part à Caracas, cette ville où le décalage horaire m'a apporté un premier constat, ce matin : ici le peuple se lève tôt.