12oct 12

Intervention de Jean-Luc Mélenchon au Symposium International organisé par le Secrétariat de la Présidence de la Nation Argentine à Buenos Aires

« Les trois bifurcations» Le défi de la politique dans un monde multipolaire

Ce billet a été lu 9  205 fois.

> Voir la version en espagnol

 

  1. Eclairer des paradoxes

Un groupe de nations émerge dans les premiers rangs du classement mondial des puissances productives. La multipolarité semble être l’avenir promis du monde. La description en a été faite tant de fois. Je n’ai rien à y ajouter. Mais je crois être utile à notre symposium en soulignant quelques-uns des paradoxes que cette situation comporte. Peut-être sont-ils les véritables défis politiques des années qui viennent.

  1. L’ancienne multipolarité

Y-a-t-il jamais eu une multipolarité heureuse ?  Un européen comme moi ne peut manquer de poser la question. Car un monde multipolaire a déjà existé. Ce fut le cas au 20ème siècle ! La multipolarité était surtout celles des nations européennes et de leurs empires. La réorganisation de la hiérarchie des puissances dans la crise du système se régla par deux guerres mondiales. La multipolarité émergente est-elle bienveillante ? Je ne le crois pas si je me réfère, par exemple, au rôle nouveau que joue l’union européenne dans le monde depuis sa conversion totale au néo libéralisme ! Sa politique des partenariats économiques avec l’Afrique le pacifique et les caraïbes ruine les agricultures vivrières et s’évertue à  disloquer les ententes régionales. Elle tente d’appliquer les mêmes méthodes dans ses relations avec l’Amérique du sud. Depuis le traité de Lisbonne elle s’impose un libre échangisme sans limite et affirme vouloir l’imposer aussi à tous ses partenaires. L’union européenne pratique une politique d’agressivité commerciale décomplexée. Elle prétend néanmoins exercer un magistère moral en matière de droits de l’homme d’autant plus insupportable qu’il exprime des indignations très sélectives. Pour autant, l’émergence du Mercosur peut-elle être considérée comme une chance pour les éleveurs de bovins français ? Le contraire ! Ils voient leurs exploitations menacées de disparaitre si la viande sud-américaine entre librement en Europe ! D’une façon générale, pour l’instant, la multipolarité se présente, sans originalité, comme une extension du domaine des compétitions et du nombre des compétiteurs. Et les tensions qui en résultent déjà vont être considérablement augmentées. Le resserrement du marché mondial qui va résulter de la récession commencée en Europe les exacerbera.

Quoiqu’il en soit, sommes-nous certains qu’en observant l’émergence de la multipolarité nous sommes bien en train de voir naitre le futur ?

  1. Le défi de la pensée.

Pour y répondre vérifions si nos instruments de pensée sont adaptés. La pensée sur l’histoire doit  se débarrasser du déterminisme linéaire qui la fausse trop souvent. Je résumerai cette idée comme ceci: il est fort peu probable que demain se contente de prolonger hier. Nous ne passerons pas d’un monde dominé par une superpuissance à un monde multipolaire comme on passe d’une rue (quadra) à l’autre. Le mode lent de la transition actuelle ne doit pas nous induire en erreur. Quand les Etats unis d’Amérique perdront la première place ce sera un évènement qui restructurera radicalement et d’un coup l’ensemble de la réalité géopolitique. Cette modification concernera tous les classements, en supposant que la question se pose encore de cette façon.

 Ainsi, l’émergence de la multipolarité pose un premier défi : c’est celui de la gestion des conséquences de la fin du leadership économique mondial nord-américain. Je note que c’est le plus souvent l’angle mort de la réflexion à propos du futur du monde. Ce n’est pourtant pas une question académique.

  1. La crise du numéro un

Le monde multipolaire commerce pour l’essentiel en dollar. La domination actuelle des Etats Unis repose entièrement sur sa capacité à se financer en mettant des dollars en circulation sans contrepartie matérielle correspondant à ces émissions. Il en est ainsi depuis le 15 aout 1971. La masse monétaire mise ainsi en circulation défie l’imagination. Les Etats Unis ne publient d’ailleurs plus de statistiques à son sujet depuis 2006. Les avoirs en dollars ne sont donc garantis que par la confiance que ses détenteurs font à cette monnaie. Pour l’instant cette garantie repose sur une sorte d’acte de foi comparable à celle qui prévalait sur la règle du « TOO BIG TO FAIL ». Quant aux Etats Unis eux-mêmes, ils disposent d’un argument de confiance très politique: 700 000 hommes de troupes répartis dans six cent bases sur les cinq continents. Cette armada consomme la moitié des dépenses militaires de la planète ! Cela montre, entre autres choses, comment la position des Etats unis au sommet de la pyramide est d’abord une construction politique. S’ils perdaient cette position que se passerait-il ?

Les Etats unis ne passeront pas de la position numéro un à la position numéro deux et ainsi de suite. Ils passeront de la position ou leur monnaie est reconnue à la valeur actuelle à la position où le dollar serait ramené à sa valeur réelle. C’est-à-dire qu’il subirait une monstrueuse dévaluation. Cette dévaluation détruirait, bien sur, l’économie nord-américaine. Mais elle ruinera aussi tous ceux qui possèdent des avoirs en dollars. Elle paralysera aussi dans un épisode chaotique toutes les transactions évaluées avec cet étalon de mesure.

  1. Une bifurcation de l’histoire

Ainsi, le changement dans la hiérarchie des puissances contenu dans l’émergence d’un monde multipolaire ne connaitra pas un développement linéaire. Il contient un épisode radicalement bouleversant qui organisera les évènements suivants: la rétrogradation des USA et la destruction du leadership du dollar. Cette forme de modification fondamentale du cours de l’histoire peut prendre un nom. Nommons là « bifurcation ». Le mot vient du vocabulaire de la physique. Il décrit l’évolution soudaine d’un système dynamique qui connait un changement radical de trajectoire. Tous ses paramètres restent identiques mais une variation infime de ses conditions initiales provoque l’évènement. Pour en avoir une image simpliste imaginons la trajectoire d’un véhicule lancé à toute allure dont le chauffeur vient d’être piqué par une petite guêpe ! La dynamique de la multipolarité contient une bifurcation de l’histoire et celle-ci est le défi de notre temps !    

  1. Une monnaie commune mondiale

Comment éviter ce choc sans être obligé d’accepter la prolongation des droits exorbitant de l’empire ? Pour y répondre, je veux mentionner la proposition faite par la Chine de créer une monnaie commune mondiale. En France, notre Front de Gauche défend également cette idée. Ce serait une proposition de la France si nous la gouvernions. Cette monnaie commune pourrait se substituer autant qu’il le faudrait à l’hégémonie du dollar. Cela permettrait à la fois d’assainir les comptes globaux du monde et de décrocher le système monétaire d’un pouvoir impérial.

  1. Le défi de la riposte de l’empire : le choc des civilisations.

Le changement en cours de la hiérarchie des puissances nous lance un second défi. Le voici : les gouvernements des Etats unis d’Amérique ne restent pas inertes face à la menace sur leur leadership. Ils agissent. Ils assument les conflits que suppose cette résistance au déclassement. Ils lui ont donné un cadre opérationnel avec la théorie du « Choc de Civilisations » formulée par M. Samuel Huntington. En résumé, cette doctrine rattache chaque peuple à une culture et chaque culture à une religion. Une carte du monde est ainsi dessinée qui prétend expliquer prévoir et gérer les conflits à venir. En réalité cette doctrine met en scène une multipolarité du monde conforme aux objectifs de l’empire. On démasque la supercherie quand on y découvre le japon assimilé à l’occident tandis que la Russie en est exclue. La Chine y est bizarrement associée au monde musulman. Quant au supposé « monde musulman » il est assimilé au mal pur et simple. Il est tenu d’avance pour responsable des violences à venir. Cette ligne d’action désigne des adversaires et embrigade des partenaires. Il faut savoir que ce cadre conceptuel organise aujourd’hui la pensée et les engagements de tous les gouvernements européens, qu’ils soient social-démocrates ou de droite. Il fonctionne comme une légitimation des violences en cours et à venir au plan des relations internationales. Dans la mesure où la Chine est le suivant direct des Etats Unis dans le classement des puissances, c’est elle qui fait l’objet d’ors et déjà l’objet d’une agressivité particulière. Le Tibet, les Ouigours et dorénavant le nationalisme japonais sont manipulés pour disloquer ce grand concurrent. Mais on voit comment cette théorie du « choc des civilisations » peut constituer une pression faite contre l’unité des nations chaque fois que celle-ci comporte plusieurs religions et plusieurs cultures ou plusieurs langues. Ici l’exaltation des différences ethniques et religieuses d’un côté et le morcellement de l’espace légal intérieur des nations s’articulent en un processus unique pour  faciliter la pénétration du modèle économique néo-libéral et la domination géopolitique de l’empire.

  1. Un ordre international légitime.

La violence de l’empire est un résultat de sa situation objective face au risque de déclassement en cours. Quelle réponse apporter? Bien sur construire un ordre international légitime. Lequel ? Je crois que nous devons davantage tenir compte des expériences du passé. C’est en réponse à la  multipolarité violente du siècle précédent que furent conçue la société des nations (SDN) puis l’ONU, au lendemain de deux guerres mondiales. On sait à quel point cette organisation est imparfaite et combien elle doit être réformée ! Mais ce n’est pas une raison suffisante pour accepter qu’y soient substitués des cadres encore moins démocratiques, encore moins représentatifs de l’humanité réelle, encore davantage soumis à l’empire et à ses satellites. C’est pourtant ce qui se passe avec la nouvelle hiérarchie mondiale qu’organisent les G8 et les G20. 8 commandent à 20, 20 commandent aux 175 autres nations qui  sont ainsi proclamées subalternes. Telle est la multipolarité actuelle. Penser la réforme de l’ONU et lui donner les moyens de fonctionner est la priorité. Mais cela ne peut suffire. Il faut aussi que soit changée la hiérarchie des normes dans l’ordre international. Je résume l’alternative : qui doit avoir le dernier mot ? L’OMC ou le BIT ?

Quoiqu’il en soit, la condition intellectuelle initiale est que l’on cesse d’organiser l’action d’après les concepts aussi stériles que dangereux comme « occident », « monde musulman ». Ces concepts  qui décrivent en effet des réalités humaines avérées n’ont pas leur place dans l’organisation publique des communautés politiques humaines.

  1. Refuser l’occidentalisme

Je tire d’autres conséquences de ce point comme français et comme européen. Comme français, héritier des lumières et de la grande révolution de 1789, patrimoine politique commun de l’humanité universelle, je déclare : la France n’est pas une nation « occidentale ». Sa République refuse toute justification ethnique ou religieuse. La France est une nation fondée sur un contrat politique que proclame sa devise : « Liberté, Egalite, Fraternité ». Ce contrat, elle est en état  de le partager avec tout être humain. En ce sens c’est une « nation universaliste ».

L’affirmation politique d’institutions universalistes est la forme concrète du refus de l’occidentalisme et de la théorie du « choc des civilisations » que portent les USA. L’occidentalisme est l’alibi actuel de l’impérialisme. Le refuser, c’est refuser aussi son outil militaire. Dans ces conditions j’estime que mon pays n’a rien à faire dans l’OTAN. Je crois que cette alliance militaire est sans objet depuis la fin de la guerre froide. Une nouvelle alliance militaire devrait être fondée dans un but strictement défensif, limitée à la défense de la souveraineté des états membres et à la conservation de leur vocation universaliste. Je ne veux pas étendre ici l’analyse des conséquences militaires d’une géopolitique repensée en vue d’un nouvel ordre du monde. Mais je veux signaler qu’elle met à l’ordre du jour une alliance militaire alter mondialiste qui en serait la protection.

En toute hypothèse une approche moderne de la géopolitique ne peut rester prisonnière des conceptions agressives du siècle précédent. Notons que cet enfermement intellectuel aggrave son indifférence aux mutations en cours de l’écosystème humain. Pourtant on sait déjà que c’est, et ce sera bientôt davantage une cause essentielle des troubles internationaux du futur. J’y reviendrai.

  1. Le refus du grand marché transatlantique

L’action des USA pour échapper politiquement à leur déclin m’interpelle comme député européen. Je m’oppose au projet en cours visant à constituer un marché unique transatlantique (GMT) entre les Etats unis d’Amérique et l’union européenne. Je ne suis pas d’accord bien sûr avec la dérèglementation sociale et fiscale généralisée que cette union implique. Je vois bien comment se met en place, par ce moyen, le grand jeu destiné à élargir sans cesse les espaces dérégulés pour le commerce et la finance. Vous avez failli connaitre cela en Amérique du sud avec le projet d’extension de l’ALENA. Mais surtout, je vois bien quelle place occupe ce nouveau grand marché dans la stratégie impériale pour contrecarrer le changement de la hiérarchie des puissances. Au total, j’estime que la constitution du grand marché transatlantique est une menace pour les pays émergents autant que pour la vieille Europe.

  1. Le monde globalitaire

Ce que je viens de dire ramène à l’idée que la multipolarité n’annule pas le cadre global dans lequel elle prend place. La mutation de ce cadre et les initiatives qui seront prises pour empêcher  cette mutation peuvent modifier radicalement et même annuler le processus actuel d’émergence multipolaire.

C’est le moment de s’intéresser à ce cadre global. Nous partageons tous une analyse à ce sujet. Que nous l’appelions « mondialisation », comme on le fait en Europe, ou « globalisation », de façon sémantiquement plus efficace en Amérique du sud, nous désignons le même phénomène. Il s’agit du processus de financiarisation et de marchandisation de tous les compartiments de l’activité humaine et de leur interconnexion dans un même ensemble d’interactions électroniques. L’image la plus simple qui en rend compte est celle-ci : toute activité humaine, quelle qu’elle soit, où qu’elle ait lieu, est reliée au même grand filet informatique financier qui couvre la planète comme une nouvelle peau.

Ce nouvel état du monde est bien nommé par l’expression « ordre globalitaire ». L’expression est formée à partir des mots : global et totalitaire. En effet ce système est global. Mais il peut être dit « totalitaire » également. En effet il n’est pas seulement un ordre public légal et un mode de production et d’échange. Il est aussi et surtout un système qui prononce aussi des injonctions comportementales, morales et culturelles. Sa force est de devenir implicite et « incorporé » pour chaque individu. Dans l’ordre globalitaire ce n’est pas la multipolarité qui est ascendante. C’est au contraire l’uniformisation des systèmes de représentations et de comportements qui progresse jusque dans  l’intimité des individus du plus infime recoin de la planète.

  1. Ordre globalitaire et multipolarité

Ceci est le deuxième paradoxe de la phase actuelle. La multipolarité s’opère sur le même mode de développement économique et culturel dans l’univers entier. Ceci ne vise pas seulement l’économie et la politique. L’ordre globalitaire est aussi un ordre intime. Toute la grammaire et la syntaxe culturelle du mode de production et d’échange suivent par le canal des injonctions publicitaires des modes de consommation et des fantasmagories audiovisuelles qui stimulent certains types de comportements. Les temps sociaux eux-mêmes font l’objet d’une domination qui donne tout le pouvoir au temps court que rythme la finance. Les productions à flux tendus, le travail précaire, la téléréalités en sont des déclinaisons visibles. Alors la dernière déclaration du G20 peut recommander les mêmes principes politiques et économiques pour le monde entier. Cette information est transmise à la terre entière entre deux pages de publicité pour les mêmes véhicules. Peut-être a-t-elle été saluée un verre à la main avec des vins dont le gout est mondialement unifié. La multipolarité actuelle ne sort pas de l’ordre globalitaire. Elle en est partie prenante. Si la multipolarité doit être un projet politique autre qu’une compétition plus ou moins violente dans un classement, peut-elle avoir un sens humaniste sans rompre avec « l’ordre globalitaire » ? L’action politique peut-elle y aider ?    

  1. La nouvelle condition du politique

 A partir de ce constat le défi pour la politique progressiste est immense. Qu’est-ce que la politique ? C’est d’abord la confrontation de propositions différentes pour gérer la « cité ». Puis c’est la mise en œuvre du choix décidé une fois accomplie la délibération des citoyens. Dans le cadre de l’ordre globalitaire les normes ontologiques, les valeurs morales et les mécanismes de domination économique fusionnent en une réalité unique. Une réalité « sans bord » pourrait-on dire. En politique, c’est l’ère de la prétendue « TINA » de madame Thatcher : « there is no alternative » ! Mais c’est aussi une reconstruction de l’identité humaine. Chaque être « incorpore », les injonctions permanentes du système. Dans ces conditions la pensée de l’alternative et sa proposition sont rendues incroyablement difficiles. Le règne de l’idéologie dominante s’opère à présent avec une prégnance spécialement adhésive. Je tire de ce nouveau constat deux conclusions à propos de la forme de l’activité politique progressiste.

  1. L’action politique est d’abord culturelle

Voici la première. La condition préalable de l’action politique est qu’elle soit d’abord une action culturelle. C’est-à-dire qu’elle s’adresse à l’ensemble du champ des motivations individuelles. Il s’agit de proposer à chacun une véritable reconstruction de soi. Cette façon de voir et d’agir suppose que l’on admette un point essentiel. Les faits sociaux ne se donnent jamais à voir crument et seulement comme tels. Les êtres humains abordent la question de leur feuille de paye, de leur logement et de leur santé à travers un prisme de représentations culturelles et morales qui constituent leur véritable conscience sociale. Le capitalisme de notre temps maitrise sa reproduction culturelle comme aucun autre système dominant ne l’a fait dans l’histoire. Il reste donc à admettre que l’être social habite l’être culturel dans l’humanité réelle. Il en est le squelette certes. Mais nous n’agissons pas d’après les injonctions de notre squelette. Nous répondons plutôt aux sollicitations de nos sens aux appels de nos besoins qui sont tous culturellement formatés. Dès lors les campagnes politiques progressistes, à l’ère du monde globalitaire, doivent lier trois fils: le programme qui fait appel à la raison, bien sûr. Mais aussi la culture de référence de ce programme c’est-à-dire les valeurs humaines qu’il vise. Et enfin l’histoire politique progressiste qu’il prolonge. Agir dans ces trois registres c’est proposer à chaque être humain une racine politique. Dans l’ère globalitaire l’enracinement politique des citoyens est une construction culturelle active. Elle est indispensable en réponse à la prégnance individuelle de l’ordre globalitaire.  

  1. L’action politique progressiste est nécessairement conflictuelle.

La seconde conclusion est qu’il faut rendre explicite les injonctions implicites de l’ordre globalitaire. Les rendre visibles aux yeux de la conscience individuelle. Les donner à voir dans l’arène publique. Il faut les extraire de leur gangue de consensus lentement instillé par l’ordre du quotidien. Ou trouver notre énergie propulsive ? Dans les consciences ! Il faut pour cela couper la laisse mentale de l’ordre globalitaire. Pour le faire l’action politique progressiste doit donc « conflictualiser » tout ce qu’elle touche ! Cette conflictualité est ce qui permet le passage d’une hégémonie culturelle à une autre, une polarisation du champ politique à un autre. L’ordre établi étant constant, la conflictualisation doit aller de même. Dans l’action quotidienne de nos organisations politiques la provocation, l’humour, l’agressivité ciblée, la raillerie, l’argumentation implacable globale et précise sont comme des couteaux à huitres pour nous.

  1. La bifurcation écologique.

Une autre bifurcation fondamentale de l’histoire humaine murit à mesure que l’ordre globalitaire étend son mode de production et d’échange. Elle implique l’écosystème qui rend notre existence possible. Là encore l’évolution de la situation ne sera pas linéaire. Voyez le réchauffement climatique. Il est actuellement progressif. Mais il produit des conséquences qui ne le sont pas. Par exemple, un écart de température ou de trajectoires des grands courants marins ne produit pas une variation proportionnelle des changements dans la pluviométrie des régions concernées. Autre exemple : l’augmentation du niveau de libération du méthane du fond des océans ou du permafrost a des conséquences sur l’effet de serre sans commune mesure avec l’évolution du degré de réchauffement qui les provoque. Il ne fait aucun doute que l’économie productiviste est un accélérateur décisif de cette évolution chaotique. Une mutation de l’écosystème est engagée. Elle contient une série de conséquences géopolitiques qui surplombe toute la réalité.

  1. Les conséquences politiques de la crise écologique

Par exemple, les grands épisodes de sècheresse provoquent d’ors et déjà des migrations massives entre pays du sud. Ces migrations font fi des frontières et des alliances inter-étatiques régionales. Elles déséquilibrent politiquement toutes les sociétés qu’elles touchent. C’est une première forme de la dimension politique de la crise de l’écosystème humain. Une autre vient des conséquences des catastrophes naturelles liées a leur impact sur le modèle productif actuel. La catastrophe de Fukushima ne provient pas du tremblement de terre sous-marin mais de son impact sur les centrales nucléaires qui ont remplacé sur le rivage les cabanes de pécheurs. Qui peut dire quelles seraient la limite des conséquences d’un ouragan comme celui qui a dévasté la Louisiane s’il intervenait sur Washington et le Pentagone? Sur New York et Wallstreet ? Ces exemples suffisent à constater l’existence de ce qu’il faut appeler un « intérêt général humain ».

  1. L’intérêt général humain

Cet intérêt général humain se concentre sur l’exigence que soit conservé le seul écosystème compatible avec la vie de notre espèce. Si ce point est accepté, alors il faut en accepter la déclinaison dans l’ordre des principes politique de toute communauté humaine. On commencera par dire que ni l’ordre globalitaire ni la compétition multipolaire ne sont la réponse au défi de la solidarité écologique impérative qu’exige l’intérêt général humain. Celui-ci se concentre sur la question de la dette écologique à solder. Cela n’est possible qu’au prix d’une transition des modes de production et d’échange de très grande ampleur. Elle implique donc une allocation des ressources financières pour le renouvellement planifié des machines, des procéss de production et d’échange. Cela est absolument incompatible avec les niveaux de prélèvements exigés aujourd’hui par la sphère financière qui domine l’ordre globalitaire. Cette planification écologique du fonctionnement de la société et progrès humain est notre horizon de survie. Elle exige le retour du temps long en politique, dans la pensée et dans la vie des citoyens. Paradoxe humoristique : ralentir la vie et contrôler collectivement les temps sociaux sont des urgences ! Ce renversement des temporalités est littéralement impensable sans rompre avec la dictature du temps court qui est le propre du capitalisme de notre temps. Enfin la crise écologique appelle un niveau de coopération international absolument incompatible avec la compétition multipolaire. La prise de conscience de ces exigences et les ruptures qu’elles appellent constitue la base d’un nouvel humanisme éco-universaliste. Il est souhaitable. Est-il possible ?

  1. La mutation anthropologique

On pourrait objecter que les différences si visibles entre les êtres et les cultures barrent cet horizon. C’est méconnaitre l’ampleur de la mutation des fondements anthropologiques de la condition humaine de notre temps. Le passage de la population humaine à sept milliards d’individus suffirait à alerter sur ce sujet. Car les grands paliers de la préhistoire et de l’histoire de la civilisation, depuis le passage de la cueillette à l’agriculture, des outils de pierre à ceux en métal, ont toujours correspondu à des doublements de la population humaine. Quelles mutations se sont produites à mesure que la population humaine faisait plus que tripler au cours des cinquante dernières années ? Quels bouleversements radicaux se sont produits depuis qu’il y a davantage d’êtres humains vivants qu’il y en a eu pour toute la durée de cette espèce dans tous les temps ? Ils sont innombrables. Ils reformatent toute la réalité humaine, dans tous les domaines. Pourtant, tout se passe dans beaucoup d’analyses comme si ce n’était pas déterminant. Sans doute parce que ces faits ne sont évoqués que sous l’angle de leurs conséquences économiques ou géopolitiques.

  1. Une nouvelle condition humaine

Or les mutations anthropologiques sont d’abord des faits de cultures. Ils se diffusent dans toute la communauté humaine et la reformate sans cesse. Comment cette diffusion serait moindre qu’auparavant à l’époque ou, en moins de dix ans 1 milliard de personnes sur sept sont connectées à des réseaux sociaux ? Ou 2,5 milliards de personne sont connectées à internet. Des millénaires durant la vie humaine s’est déroulée en petits groupes isolés puis en communautés paysannes. Une brève transition aura vidé les campagnes et rempli les villes en moins de cinquante ans. 55 % de la population mondiale vit en ville ! Cette proportion monte à 80% pour le continent américain et l’Europe ! Cela signifie pour chaque être humain des liens d’interdépendance très forts à l’égard d’une vaste machinerie sociale que l’action politique est chargée d’organiser.

L’humanité grappillait le moindre fruit. Aujourd’hui elle perd ou gaspille le tiers des aliments qu’elle produit ! Pendant des millénaires l’espérance de vie moyenne n’a pas dépassé la trentaine d’années. Elle est à présent de 68 ans. Une humanité plus jeune, quasi totalement urbaine, vivant deux fois plus longtemps que par le passé, échappe à la plupart des conditionnements culturels qui ont prévalu pendant toute l’histoire de notre espèce. Si l’on y ajoute que quatre personnes sur cinq savent lire écrire et compter et que plus de soixante pour cent des femmes ont recours à des méthodes de contraceptions, on doit comprendre que tous les fondamentaux millénaires des comportements humains s’évacuent sous nos yeux. La mutation anthropologique de l’humanité est la troisième bifurcation en cours dans notre temps.

  1. Un nouvel universalisme

Elle fournit la base culturelle d’une nouvelle universalité. Notre temps la fait naitre sans le vouloir et le savoir. II se soumettra tous les aspects politiques de l’organisation des communautés humaines. Elle a commencé à le faire. Les aspirations démocratiques des peuples, la renaissance en Amérique du sud du courant révolutionnaire progressiste dans la vague des révolutions démocratiques moins de dix ans après la chute du communisme d’Etat, attestent qu’une puissance bien plus ample et spontanée qu’un simple programme politique est à l’œuvre. Les revendications invariantes qui accompagnent ces moments actuels de l’histoire des peuples en dépit de distances culturelles et géographique l’attestent. Une condition humaine universelle voulue se dessine dans les demandes qui s’expriment à partir de culture et de situation très éloignée. L’universel ne nie plus les différences, il se présente comme une propriété émergente de leur dynamique particulière. Tel est l’effet politique le plus fort de la mutation anthropologique.

  1. L’écosocialisme

Au total une doctrine politique progressiste s’est dégagée des faits. Une méthode d’action a surgi spontanément. L’une et l’autre ont d’abord eu lieu avant d’avoir été mise en mots. La doctrine tient en peu de phrases. Voici comme je pense pouvoir les résumer.

L’existence d’un unique écosystème compatible avec la vie humaine indique qu’il y a un intérêt général humain. Il est ainsi établi que tous les êtres humains sont semblables. Il n’est possible de connaitre les obligations que comporte cet intérêt général qu’en en délibérant librement. Une telle délibération ne peut être libre qu’entre égaux sans domination mutuelle, ethnique sociale ou de genre. Ainsi la démocratie, l’égalité sociale et le rejet du patriarcat sont d’intérêt général. Dans la  délibération chacun ne peut se contenter de dire ce qui est bon pour lui mais doit rechercher ce qui est bon pour tous conformément aux exigences de l’intérêt général humain. C’est cela la République. Le nouveau héros de l’histoire contemporaine est cet être singulier qui s’arrache à ses humus personnels pour penser le bien commun et décider en son nom, c’est le citoyen humain. Qui peut l’être mieux que les dominés de notre temps puisqu’ils sont les plus nombreux et que la domination qui s’exerce sur eux est par définition celle d’intérêts particuliers ? Pour accomplir l’intérêt général la société doit s’émanciper de la domination des intérêts particuliers. Cette émancipation coïncide avec l’émancipation sociale des dominés.  

Ecologie, République et socialisme sont les trois faces de la doctrine progressiste que les faits humains contemporains peuvent proposer en alternative au monde globalitaire et à la compétition multipolaire.

  1. La révolution citoyenne

La méthode d’action de cette doctrine s’observe dans les nouvelles révolutions de l’Amérique du sud et du Maghreb. Aucune n’a encore dessiné une forme politique définitive. Leur point de départ vient d’abord de l’impuissance des systèmes politiques à répondre aux problèmes élémentaires de la vie quotidienne. L’épuisement des institutions et des partis politiques totalement impliqués dans la reproduction sans fin de la prétendue « seule politique possible » engendre une immense désertion civique. Puis elle est bientôt suivie d’une vague dont l’Argentine a fourni la première le slogan fédérateur : « ¡que se vayan todos ! ». Alors commence une prise de pouvoir qui s’exprime par une implication individuelle très forte des individus en action. Cette prise de pouvoir n’a pas d’autre objet que de régler des problèmes concrets. Elle se propose souvent d’ailleurs de commencer par en définir de nouveaux moyens institutionnels. C’est pourquoi tant de révolutions contemporaines commencent par la convocation d’assemblée constituante.  Ce processus est universellement observable. Il s’agit bien d’une révolution puisqu’il se donne pour objet de changer les institutions, le régime de la propriété dans de nombreux domaines et la hiérarchie des normes aux commandes de la société. Cette révolution doit être qualifiée pour être nommée avec précision. Il faut l’appeler « « révolution citoyenne » puisqu’elle consiste en la prise du pouvoir par chaque personne se  rendant ainsi responsable de l’intérêt général de la communauté humaine.

La révolution citoyenne est le mouvement réel qui abolit l’ordre actuel et elle est la conscience de sa nécessité. Le défi politique de notre temps est d’éclairer son chemin à la lumière des expériences concrètes en cours, notamment et surtout celles qui viennent d’Amérique du Sud. 

Le futur n’est pas ce qui va se passer mais ce que nous allons faire.

 



Blog basé sur Wordpress © 2009/2015 INFO Service - V3 Archive