18sept 15
À la sortie de la fête de l’Humanité et à la veille des régionales, la situation est paradoxale pour vous. Communistes et écologistes sont autonomes du PS partout au premier tour, mais il n’y a pourtant pour l’heure qu’une seule région où vous êtes alliés tous ensemble. Et en l’état, il pourrait y avoir plus de régions où le Front de gauche est divisé qu’uni…
La droite et l’extrême droite semblent parties pour remporter une victoire écrasante. C’est ce qu’il faut empêcher en ouvrant un autre chemin. Où en sommes-nous ? D’abord soulignons que la clarification politique à laquelle on a travaillé depuis 2012 n’a jamais été aussi avancée : tout le Front de gauche est dans l’opposition de gauche, les Verts sont sortis du gouvernement, le PS n’a plus d’allié hormis le PRG, puisque même le MRC est aujourd’hui plus proche de nous que des socialistes. Sur le terrain il y a aussi pas mal d’endroits où nous sommes en passe de réussir l’union de tout le Front de gauche et des écologistes sur un nouveau sigle de rassemblement. Le point négatif, c’est qu’il n’y a pas de cabine de pilotage nationale. Je ne participe pas aux négociations ni à aucune composition de liste. Mais je suis un observateur vigilant et je me sens garant du désir d’union de l’autre gauche qui s’exprime partout. Mon rôle est moral, rien de plus, mais c’est important dans le moment historique que nous vivons.
Sur le terrain, les difficultés s’additionnent. Outre celles qui viennent de l’ambiance confuse du Front de gauche, s’ajoute que les statuts de tous les partis font que les décisions se prennent localement. Une aberration fédéraliste, qui nous met dans une faiblesse lamentable avant une élection qui a plus que jamais une signification nationale. Partout, les militants du PG ont travaillé à l’union avec les écologistes avec la meilleure volonté du monde. Tellement bien, qu’ils sont parvenus à des listes d’union dans la moitié des régions, alors qu’au départ EELV avait choisi l’autonomie. Je les félicite. Pour y parvenir, mes amis ont mis partout de côté toute ambition de tête de liste. Cela, alors même que l’image des Verts est considérablement dégradée. J’ai dû réagir et un peu élever la voix pour dire que ce n’était pas acceptable. Une annexion ! EELV a joué de la bonne foi et de l’esprit unitaire de ses partenaires. Je crois que les électeurs non plus n’ont pas envie d’être récupérés par un parti. La situation s’est débloquée lors des universités d’été d’EELV, et une première réunion inter-régionale a eu lieu. J’en suis content. Mais nous ne sommes pas quittes. Il faut encore donner aux communistes leur juste place.
Ensuite, puisque les 13 nouvelles régions ne correspondent à aucune structure de nos organisations, cela a complexifié d’autant les rythmes de négociation. Et cela explique que dans certains endroits les communistes sont en dehors de plusieurs rassemblements. Je ne l’accepte pas. C’est une question de fond. L’union de l’opposition de gauche, ce doit être une addition pas des soustractions. Je n’accepte pas qu’on veuille marginaliser les communistes.
En disant cela, je ne suis pas un bisounours du Front de gauche : j’ai en mémoire les offenses présentes, passées et même futures des dirigeants communistes à mon endroit. Mais les jalousies dont je fais l’objet, et les problèmes d’égo qui m’entourent ne me détournent pas du but historique : construire la relève de gauche à la faillite du PS, face à l’extrême droite. Je demande donc qu’on se remette autour d’une table pour trouver une issue, en particulier dans les deux régions stratégiques où la défaite du PS est assurée d’avance et où il faut avoir une parole politique forte et de gauche pour incarner la relève : la grande région Nord et PACA.
Désormais le temps presse, il faut colmater les brèches et arrêter de tergiverser. Pour cela, il faut rétablir un cadre national de prise de décision. Tout le monde a des grandes paroles sur la nécessité de l’union et personne ne fait rien. On ne peut pas laisser les choses en l’état. S’il le faut, je suis prêt à mener sur place, avec d’autres dirigeants communistes et écologistes nationaux, une mission de bons offices pour qu’on trouve les convergences nécessaires. Mais avec ou sans moi, toute mission de conciliation me conviendra.
Vous n’avez pas peur qu’en tentant d’imposer des décisions d’appareils nationaux, on entrave des dynamiques locales et citoyennes ?
C’est toute la difficulté de la situation. Épargnons-nous les méfiances envers des appareils nationaux. Des appareils, il en existe aussi localement et ils ne sont pas plus tendres. Il s’agit souvent de reconduire beaucoup de sortants. Mais il est vrai qu’il existe des dynamiques locales, avec des assemblées citoyennes qui préparent le futur de la gauche. J’y suis très attaché. Je propose de leur donner le plus de pouvoir possible, sans pour autant jeter à la poubelle nos partis qui sont indispensables à l’action.
Il persiste des problèmes ? Et alors ? Trouvons les solutions ! Il suffit de le vouloir. Pour dépasser certains blocages, il faut parfois accepter de manger son chapeau. Ne rien faire serait une faute de notre part. Il faut qu’il y ait des missions de conciliations qui se mettent en place. J’insiste pour qu’on le fasse en priorité dans le Nord-Pas-de-Calais-Picardie. Tout de même, face au FN, à la droite et aux socialistes en déroute, le devoir commande ! Il faut à tout prix trouver les moyens de proposer une alternative crédible !
Ces moyens existent, on peut régler une par une toutes les difficultés. Les difficultés liées à la récupération par le parti des têtes de listes ? Elles se transcendent par un sigle commun déposé au ministère de l’intérieur. À partir de là, on peut présenter des binômes ou des trinômes en tête de liste, l’essentiel étant que le résultat ne soit approprié par personne. Sinon les électeurs ne se déplaceront pas. Ils ne veulent pas être récupérés !
Ensuite, pour arbitrer les divergences, il est clair que nous n’y arriverons pas du sommet. Donc il faut des assemblées représentatives régionales, de nos partis et des citoyens, qui s’engagent à nos côtés. J’en ai parlé en janvier dernier, on m’a dit que c’était une usine à gaz. Nous l’avons expérimenté au Mouvement pour la 6e république (M6R) et cela a fonctionné. On est au XXIe siècle et il faut s’y adapter… les réseaux sociaux le permettent.
Concrètement, ça fonctionnerait comment ?
Les gens signent un texte, une volonté d’engagement ou de soutien, ils peuvent le faire en ligne, puis ils élisent des représentants, on peut aussi en tirer au sort une partie. Et on fixe une représentation pour les partis. Je ne dis pas que c’est la seule formule possible, mais c’est possible et c’est jouable dans le délai qu’il nous reste. On ne peut plus traîner, sinon on donne une image répulsive à notre peuple qui est déjà dans un état d’insurrection froide contre les politiques et les institutions du pays, qui risque de se traduire par un niveau d’abstention extrêmement élevé.
En Île-de-France, la situation est particulièrement ubuesque. Emmanuelle Cosse, secrétaire nationale d’EELV, refuse votre proposition de se ranger derrière elle, et le Front de gauche ne parvient pas à se mettre d’accord entre trois de ses dirigeants nationaux (Pierre Laurent – PCF ; Éric Coquerel – PG et Clémentine Autain – Ensemble !). C’est “l’autre gauche” la plus bête du monde ?
Vous n’avez pas tort. Maintenant, l’art de la politique c’est aussi de partir des réalités qui parfois s’imposent à vous. On aurait pu rêver autre chose. Que Pierre Laurent reste sur son analyse initiale de ne pas se présenter pour cause de non-cumul des mandats. Que lui qui dénonce sans cesse les « castings présidentiels » ne se crispe pas sur sa tête de liste, alors qu’on pourrait se mettre d’accord sur une personnalité de la société civile, on n’en manque pas en région parisienne. Qu’Emmanuelle Cosse ne nous éconduise pas aussi grossièrement. Et qu’elle ne préfère pas un groupuscule de centre-droit, Cap 21, à l’alliance avec le Front de gauche, au nom de l’unité de son parti qui explose chaque jour un peu plus. Mais c’est comme ça. À deux mois du scrutin il faut assumer la difficulté et débloquer ce qui peut l’être.
Pour autant, je ne me résigne pas. Je suis sûr que si Emmanuelle Cosse acceptait l’unité avec le Front de gauche, Pierre Laurent en serait le premier partisan. Mais il y a peu de chance qu’elle abandonne l’arrogance de sa posture. Elle a multiplié les obstacles : introduire comme préalable l’adhésion à l’idée d’une France fédérale et au droit de faire des lois régionales est une provocation. D’ailleurs, rien de tout cela n’est possible avec les élections régionales.
Donc, j’ai bien compris que Pierre Laurent fait de sa présence comme tête de liste « virtuelle » une question identitaire. Mes amis doivent entendre cela, même si je sais que ce n’est pas facile à admettre. De leur côté, les communistes doivent comprendre que si un effort est fait en Île-de-France pour apaiser les esprits, il faut qu’ils en fassent eux aussi ailleurs. Certes le PCF est très décentralisé, mais il a aussi une orientation nationale. Pierre Laurent a déjà été tête de liste en Île-de-France. N’exagérons pas le problème. Il l’a dit : il ne siégera que s’il est élu président de région. Si tel est le cas, qui s’en plaindrait ?
L’union de l’opposition de gauche, ce ne peut être l’union de bouts de l’opposition de gauche. Il faut à tout prix parvenir à se présenter tous ensemble, avec les communistes, là où nous sommes déjà en alliances avec les écologistes. Il faut faire des additions partout ! Je recommande au PG de ne pas mettre de préalable sur les têtes de liste si cela doit conduire à la division. Inscrivons notre lutte pour l’éthique et la répartition des tâches dans la durée, n’en faisons pas un ultimatum destructeur. Soyons unitaires pour deux : les électeurs nous en seront reconnaissants.
Je suis consterné par cette situation : on est en train d’atteindre notre but, nous avons isolé le PS et prouvé qu’on pouvait se rassembler et on réussit à donner l’impression d’être complètement divisés. Les alliances à la carte, sous couleur de baratin localiste, vont nous tuer plus sûrement que n’importe quelle querelle doctrinale ! Et que les choses soient claires, ces élections n’ont rien à voir avec la présidentielle. Je demande juste que tout le monde se confronte à la réalité pour les régionales, et qu’on arrête de se braquer pour des histoires de têtes de liste ! Tout ça est dérisoire…
Sur le plan national, comment jugez-vous la proposition de création d’un nouveau groupe parlementaire émanant de quatre députés, Sergio Coronado (EELV), Philippe Noguès (ex-PS), Isabelle Attard (ex-Nouvelle Donne) et Jacqueline Fraysse (apparentée PCF) ?
C’est une autre occasion unique d’accélérer le cours de l’histoire. J’ai découvert cette tribune avec enthousiasme. À mon tour, j’appelle à la création d’un groupe commun dans les deux assemblées. À la veille de l’examen du budget, un nombre significatif de députés pourrait nous rejoindre. Ce nouveau groupe pourrait devenir un pôle de référence d’où pourrait partir une multitude d’initiatives.
Là, Cécile Duflot doit faire un effort et m’écouter même si elle ne m’aime pas. Son groupe écologiste a explosé. Je l’adjure de faire preuve de sang-froid et de responsabilité. Elle est en mesure de débloquer la situation si elle fait le pas que les quatre proposent. Un nouveau groupe peut être la locomotive d’une nouvelle gauche dans le pays.
Il ne faudrait pas que l’initiative échoue pour des histoires de présidence de groupe. Comme pour les régionales, on peut imaginer des binômes, une présidence tournante. Et même si ce devait être André Chassaigne le président de ce nouveau groupe, et qu’on trouverait les communistes bien gourmands de le demander, il faudrait l’accepter si c’était la seule condition pour que cet événement politique se produise. Car ce serait nettement mieux que d’avoir deux petits groupes à la limite de la survie. Au reste, Chassaigne a tenu bon depuis 2012 et ses états de services dans l’opposition de gauche sont plus constants que des opposants plus récents. Si j’étais député dans ce nouveau groupe, je voterai pour lui.
Il y a des divergences ? Oui, c’est vrai. Mais il y en avait aussi entre les écologistes et les socialistes, et ça ne les empêchait pas de voter ensemble !
N’y a-t-il pas un risque à toujours minimiser ces divergences entre forces politiques à la gauche du PS ? Sur la laïcité, le fédéralisme ou le jacobinisme, l’énergie, la géopolitique, etc. Et si ce qui vous sépare était finalement aussi important que ce qui vous réunit ? Cela pourrait expliquer aussi pourquoi le rassemblement est si compliqué ?
Qu’on n’invente pas des prétextes artificiels à mesure qu’on avance ! Il y a des débats qui surgissent à la dernière minute, pour provoquer volontairement des désaccords. Quand Emmanuelle Cosse pose comme condition de reconnaître le fédéralisme en France et le droit de faire des lois locales, c’est juste une provocation gratuite. Si on met ses utopies en avant comme condition de l’union, c’est le règne du sectarisme.
Pour les sujets de divergences qui sont dans l’actualité immédiate, on a trouvé une solution crédible, elle s’appelle la démocratie. Au Front de gauche, on a réglé notre désaccord sur le nucléaire en parlant de “sortie des énergies carbonées et mise en œuvre d’un référendum sur la sortie du nucléaire”. S’il y a un problème entre nous sur le fédéralisme, la réponse se trouve dans les débats que l’on aurait au sein de l’assemblée constituante pour une VIe république. Pareil sur la candidature de Paris aux Jeux olympiques. On n’est pas tous d’accord, le PG et les Verts sont contre, le PCF pour, et alors ? C’est inimaginable de consulter la population francilienne sur le sujet ? On l’a fait aux États-Unis ! Le proposer serait autrement plus dynamique qu’un compromis pourri ou un blocage absurde !
Cet éventuel nouveau groupe parlementaire pourrait-il accueillir des députés PS en rupture de ban ?
Je n’ose placer la barre trop haut par habitude de la déception, mais si un ou deux changeaient déjà de camp et rejoignaient un tel groupe commun, cela permettrait d’ouvrir la brèche et d’enlever à Valls sa majorité parlementaire. Il n’y a pas des opportunités comme celle-là tous les matins. Des gens comme Benoît Hamon ou Pouria Amirshahi devraient tirer les leçons de ce qui se passe en Angleterre. La victoire de Jeremy Corbyn à la direction du parti travailliste montre que la social-démocratie peut commencer un nouveau cycle.
C’est d’Angleterre qu’est parti le blairisme qui a pourri le mouvement socialiste international et contaminé tous les partis sociaux-démocrates européens, du SPD allemand au Pasok grec, en passant par le PSOE espagnol et le Parti démocrate italien. La victoire de Corbyn est un encouragement. En Italie, un congrès d’unification des gauches socialistes, écologistes et communistes est prévu pour novembre. Il n’y a pas que la déprime liée à la crise grecque, il y a aussi des signaux positifs de changement. Et je m’adresse aux députés socialistes pour leur dire qu’ils peuvent être à leur tour des déclencheurs. Ils sont jeunes, ils ont le pouvoir d’écrire l’histoire au lieu de se limiter à gérer leur carrière.
À la fête de l’Huma, vous avez lancé votre sommet “pour un plan B en Europe” avec Yanis Varoufakis, alors que les communistes ont martelé leur soutien à Syriza et à Tsipras…
Que les choses soient claires, je ne suis pas devenu anti-Tsipras ! Ça n’a pas de sens. Je ne sais plus comment dire : je sais très bien que la partie n’est pas terminée, et que le moment de la renégociation de la dette grecque va arriver. Et je sais très bien qu’un gouvernement Syriza réélu, ce n’est pas pareil que la droite gagnante. Je crois d’ailleurs qu’il va gagner et j’espère aussi que les dissidents d’Unité populaire [la scission de l’aile gauche de Syriza emmenée par Zoe Konstantopoulou - ndlr] auront une représentation parlementaire. L’union se reconstruira le moment venu pour affronter l’Europe qui va piétiner la Grèce. Je ne donne pas de leçon aux autres, mais j’en tire pour nous. Je parle du point de vue de celui qui ne veut pas être assimilé à ceux qui sont capables de signer un accord de super austérité, après avoir organisé un référendum contre. Je suis fidèle au programme, pas aux personnes. C’est la raison pour laquelle j’ai applaudi le partenariat conclu entre le PG et Unité populaire, qui reste fidèle au programme anti-austérité. Mais ça ne veut pas dire que nous faisons la campagne d’Unité populaire aux élections grecques. Quel sens concret cela aurait ?
Je voudrais qu’on évite les simplifications qui ne tiennent pas compte du caractère tragique de ce qui se passe en Europe. Tout l’est de l’Europe est rempli de fascistes et nous sommes à l’état de traces dans tous ces pays. Aujourd’hui, nous nous appuyons encore sur quelques positions en Grèce, en Espagne, en France, un peu en Allemagne, en Slovénie et, désormais, nous connaissons un changement à l’intérieur du camp travailliste anglais. Or il nous faut retricoter à toute vitesse un réseau européen, exactement comme l’ont fait les camarades d’Amérique latine à la fin du siècle dernier.
Notre initiative du “Plan B” se révèle incroyablement attractive. Honnêtement, je ne m’attendais pas à un impact pareil. La presse européenne a couvert l’événement, la retransmission du meeting sur internet a été fortement suivie, y compris à l’étranger. La tribune que nous avons publiée sert de texte fondateur, et plusieurs partis ou courants politiques se montrent intéressés. Donc on commence à recueillir les signatures individuelles d’élus ou de personnalités, et on va faire en sorte que la première réunion, qui aura lieu avant la fin de l’année à Paris ou à Bruxelles, regroupe plutôt des intellectuels, des économistes et des responsables de mouvements sociaux.
Il y a urgence, car on est dans un moment étrange de l’histoire où on a le sentiment que les décideurs européens ne sont pas vraiment maîtres de ce qu’ils font et, on le voit avec Schäuble, se laissent entraîner dans des surenchères folles. S’ajoute désormais l’affaire des migrants, qui est un “booster” inouï pour l’extrême droite.
Sur la question des migrants, comment faire autrement dans l’urgence ?
Ma position était de dire qu’il n’y a pas d’alternative à l’accueil. Ce n’est même pas idéologique : on ne peut rien faire d’autre tout simplement. Enfin, on pourrait sans doute faire autrement que de les mettre dans des camps. Les quotas n’ont pas de sens. Soit le traité de Schengen existe, soit il est aboli sans qu’on ne nous ait prévenus. Mais ceux qui ont traversé toutes ces épreuves ne se laisseront pas enfermer dans un train qui les conduirait vers une autre zone de misère. Ils veulent avoir eux aussi la liberté de circuler, et il est illégal de les en empêcher.
Mais l’essentiel est de remédier aux causes de cet afflux migratoire. Donc en finir avec les politiques économiques qui ruinent le sud sahélien et avec les logiques de guerre aveugle que François Hollande semble vouloir continuer. Qu’est-ce que de nouveaux bombardements vont régler ? La solution se trouve dans l’organisation au plus vite d’une conférence internationale où on discute avec ceux qui ont concrètement les doigts dans Daech. Parce que Daech ne tombe pas du ciel. C’est l’enfant des financements qataris, saoudiens, turcs… Et le bénéficiaire des ventes d’armes et d’achat de pétrole de contrebande par des pays occidentaux.
Par ailleurs, il faut cesser d’être aveugle devant l’histoire. Pour l’instant, la plus grosse vague de migration actuelle, elle part d’Europe. Un million de personnes ont quitté l’Espagne depuis 2010. 500 000 ont quitté la Grèce, sur 13 millions ! Face à ces chiffres, le nombre de migrants syriens accueillis est dérisoire.
Quand Hollande parle de l’accueil de 60 000 personnes, il ment. Il ne s’agit que de ceux qui ont déposé un dossier de demande d’asile. Et 12 000 l’ont eue. Quand il parle de 24 000 réfugiés accueillis en deux ans, il dit en fait qu’on continue exactement comme avant. Et face à l’Allemagne qui en vient à décider unilatéralement de fermer ses frontières, notre président est comme d’habitude. Ailleurs. Dans le coltard. Alors que l’attitude irresponsable du ministre allemand Thomas de Maizière exalte l’Europe allemande.
On ne parvient plus à gérer sereinement l’urgence. L’histoire nous a rattrapés. Le mouvement migratoire de réfugiés est l’enfant direct de la première guerre du Golfe et de la fin des accords ACP, que l’Europe a remplacé par le libre-échange généralisé. Il y a bien sûr eu des étapes, mais à chaque fois on les a gérées dans l’immédiateté et la panique, sans plan d’ensemble. Au bout d’un moment plus personne ne contrôle rien.
Vous parlez d'« Europe allemande ». On peut entendre nombre de critiques que vous portez sur le fond. Mais pourquoi choisir cette forme-là ? Pourquoi jouer sur la fibre nationaliste anti-allemande, alors que vous savez qu’elle existe en France ?
Les trois guerres entre nos deux pays n’ont pas été déclenchées par les peuples français et allemands mais par les capitalistes des deux côtés du Rhin. La gauche française a manifesté jusqu’au bout pour empêcher la guerre de 1914. Et c’est la victoire électorale du nazisme sur la gauche allemande qui a été le point de départ de celle de 1939. Ceux qui me soupçonnent de jouer avec le feu sous-entendent en réalité que ce sont les peuples qui seraient responsables. Quel abominable contresens ! On n’a jamais parlé comme ça à gauche. Les résistants aux trois invasions allemandes n’étaient pas des nationalistes mais des patriotes.
La forme pamphlétaire de mon dernier livre (Le Hareng de Bismarck, Plon, mai 2015) pousse à la rugosité, car c’est elle qui fait réfléchir. Ceux qui me reprochent d’être germanophobe ne reconnaissent pas que je critique uniquement le modèle économique allemand. C’est ça le fond du sujet ! Les critiques que l’on me fait sur la forme cache une volonté de ne pas discuter du fond.
Et puis il y a aussi une méconnaissance crasse de l’histoire politique chez mes contempteurs, et un niveau politique appauvri par certains qui n’ont même pas la pudeur de se renseigner. Quand Cécile Duflot, après m’avoir comparé à Déroulède, ce qui reste une offense dont j’ai du mal à me remettre, s’offusque que je déclare :« Périsse l’Allemagne plutôt qu’une poularde à la peau craquante », c’est une référence à Robespierre disant :« Périssent les colonies plutôt qu’un principe ! » Mais j’accepte le reproche que désormais il ne faille plus faire de références historiques, puisque personne ne les comprendrait.
Tout est maintenant dans la bienséance, dans le politiquement correct. On doit raconter sa vie, ça, ce serait intéressant. Mais on ne devrait plus entrer dans un débat de manière piquante. Quelles sont les mauvaises braises sur lesquelles je souffle ? Ce livre aurait été un succès car il n’aurait été acheté que par des gens voulant en découdre avec l’Allemagne ? J’en ai vendu 35 000. Ce serait n’importe qui d’autre que moi, on en aurait parlé comme d’un best-seller et on se serait interrogé sur ce qu’il est dit dedans et le débat que je pose. Mais on préfère parler de Jean-Vincent Placé qui a vendu 300 exemplaires.
Heureusement, l’épisode grec a été un accélérateur du débat sur l’attitude de l’Allemagne, et des intellectuels bon teint comme Jürgen Habermas se posent aujourd’hui les mêmes questions que moi. Quand j’ai publié mon livre, le modèle allemand était archi-dominant. Il ne l’est plus aujourd’hui et j’ai réussi à déclencher un débat, dont je n’ai pas le seul mérite. Qu’on me juge sur le contenu de ce que je dis, pas sur les apparences.
Ne payez-vous pas cette stratégie du « parler cru et dru », du « bruit et la fureur », que vous revendiquez ? Ce « sillon tribunitien » que vous entendez continuer à creuser ne s’avère-t-il pas contre-productif ?
Je suis indifférent à cette critique car elle essentialise ma stratégie. C’est une longue tradition que de bestialiser l’homme ou la femme de gauche. J’ai posé une stratégie, qui est aussi vieille que la gauche elle-même : la conflictualité crée de la conscience et par la rupture de l’ordre établi on prend conscience de la possibilité d’un monde nouveau. Naturellement, cette stratégie a toujours indisposé les secteurs de la société les moins préparés à comprendre les rapports de force.
Aujourd’hui, l’idéologie dominante fait des ravages terribles : chaque journal télévisé est un tract en faveur de madame Le Pen. On nous reproche de ne pas être devenu majoritaire, mais comment le pourrait-on face à cette déferlante de l’ordre établi ? Quand celui-ci vacille en faveur des plus puissants, la classe moyenne entre en ébullition et se polarise entre le “chacun pour soi” et le “tous ensemble”. C’est l’avenir dessiné par avance de la société française actuelle, et c’est dans cette perspective que je m’inscris. À chaque période correspond une forme du discours. De la faillite des illusions n’allait pas naître l’aspiration révolutionnaire mais le dégoût, la résignation, la peur. Le produit de tout cela est une abstention massive. Je suis un réveille-matin. Ma bataille est culturelle : la conscience est l’enjeu de la lutte de classes.
Je ne varie pas dans cette analyse et le principal reproche que je fais à Hollande, en fait, n’est pas de ne pas « être assez à gauche », mais d’avoir volatilisé le champ sémantique de la gauche. Le moment cardinal de son quinquennat n’est pas la trahison de toutes ses promesses, mais ce jour où il théorise le « socialisme de l’offre ». C’est un renversement complet de la perspective historique de la gauche, puisqu’on ne parle désormais plus de la demande, et celle-ci n’est donc plus légitime. Il a délégitimé l’aspiration populaire et relégitimé par la gauche l’obsession mercantile productiviste. Cela a conduit à voir le niveau de la gauche dans les urnes autour de 33 % à peine. La déferlante du “chacun pour soi” l’emporte avec son aide. Mais la partie n’est pas jouée.
Je connais le refrain : quand je lance un débat ou une proposition, ce n’est jamais le bon moment, jamais le bon thème et surtout jamais la bonne personne. Pourtant, tous ceux que j’ai lancés sont entrés dans l’actualité. Quand je me fais traiter de “raciste” par Cohn-Bendit, ça ne choque personne. Quand je le traite de “dégénéré”, ce que je n’aurais pas dû faire, tout le monde me tombe dessus. Je suis astreint à une bienséance que personne ne pratique pour lui-même. Cela me blesse, car nombre de ces imputations contredisent l’engagement de toute une vie de militantisme. J’ai dû m’habituer à supporter cette gauche acrimonieuse, traditionnelle dans les périodes de reflux, qui surligne les attaques que la droite porte déjà sans trêve. Elle ne m’a jamais accordé autre chose que des reproches. Je ne suis pas dupe, je fais la part de la jalousie. Et je sais bien qui et pourquoi je gêne. Je fais pour le mieux. Mais ce n’est pas moi le sujet de la période. La question n’est pas celle du succès assuré ou non. C’est de savoir si nous avons des raisons de nous battre. Et alors, on doit se souvenir qu’on est sûr de perdre les combats qu’on ne mène pas.