25juin 15
Le 25 juin 2015 au Père Lachaise, nous rendions hommage à notre camarade François Delapierre.
Discours de Jean-Luc Mélenchon
Ici git la dépouille de François Delapierre, notre camarade.
Je parle pour nous, son ample famille, celle de l’esprit. Jour de cendres amères.
François, 44 ans, savait que sa fin était très proche.
Mais il n’a jamais spéculé sur l’évidente absurdité de sa mort.
Le matérialisme radical qu’il était, savait que les « pourquoi » n’ont pas de réponse. Il savait que seul le « comment » explique, et donne, par conséquent, le sens de ce qui advient.
« Je suis cuit », nous a-t-il dit. « Je n’ai pas peur de la mort. La mort, c’est votre affaire. Je gère seulement mon handicap, qui va s’aggraver sans cesse, jusqu’à la fin ».
De ce point de vue, si lucide, son existence si brève est une allégorie parfaite du sens de la vie, tel qu’il la comprenait, et tel que nous l’entendons, ici, nous autres, les rouges.
Que l’univers n’ait ni sens, ni direction, cela est bien évident.
Mais cela n’annule ni l’existence du sens, ni celle de la direction des évènements.
Le sens est ce que nous faisons. Le futur né dans la direction que produisent nos actes.
Dès lors, notre engagement politique abolit le règne de l’absurde et prive la mort de sa prétention à diriger nos vies.
Du début de sa vie politique consciente, à 15 ans, son cartable sur le dos, venant à mobylette aux réunions, jusqu’à l’heure des derniers mètres arrachés au long des ultimes dictées de son éditorial hebdomadaire.
François a vécu, totalement, pleinement, parce qu’il n’a jamais cessé de donner un sens et une direction à sa vie, en la liant à celle des autres.
C’est ce que signifie pour nous, être militant politique, une personne engagée, une conscience en alerte, qui est à la fois capable de certitudes et de doutes, marque singulière des enfants de la philosophie des Lumières, adepte de l’insurrection morale permanente.
Ainsi, François a-t-il diminué les territoires de la mort et de l’absurde, en lui, et pour les autres.
Il y parvenait, parce qu’il faisait reculer le vide de la routine, la pesanteur étouffante des préjugés, la glaciation lente de la résignation, la tentation morbide de l’indifférence aux autres.
Pour nous tous, ses camarades, c’est un signe plein de signification qu’il ait commencé ses engagements par la lutte anti-raciste, que son 1er livre soit un manuel contre l’extrême-droite. L’engagement de François commence et s’achève avec l’exigence vissée au corps de l’égalité en droit des êtres humains.
Il a été l’un des penseurs du nouvel intérêt général que postule l’écosocialisme. Mais l’humanisme radical qui permet la naissance de cette idée, a commencé par François, dans sa pratique politique concrète de la lutte contre les racistes, puisque sans eux, il n’y a pas de racisme.
La lutte pour l’égalité, qui est le fil rouge de sa vie, a commencé dans l’action concrète. Il était théoricien, non par coquetterie, ni par pédantisme, mais parce qu’il connaissait la 1ère de nos leçons de vie : on ne peut maîtriser que ce que l’on s’efforce de comprendre.
Les grandes peurs périssent d’être reconnues. Les belles actions naissent plus facilement des pensées bien préparées.
Mais François ne se contentait pas de lire nos maîtres à penser. Il ne se contentait pas d’être marxiste. Il ne lui suffisait pas d’être un étudiant de Robespierre, de Trotsky, de Jean Jaurès, de Gramsci. Ni même d’alimenter sa pensée aux sources académiques les plus diverses.
En fait, François n’en finissait jamais d’apprendre. Partout ! De tout ! Et même de n’importe quoi, et n’importe où.
Ainsi, François faisait-il des pages d’écriture en chinois, au temps de sa présence ennuyée dans les ineptes bureaux nationaux du PS.
François décortiquait aussi dans les stages de formation de son parti, les magazines de mode, pour étudier comment ceux-ci injectent cette frustration permanente qui est la base psychologique du consentement à l’ordre dominant.
François écrivait des livres sur des faits concrets, comme la dette étudiante, ou la sécurité publique.
Il enseignait, dictait, parlait, lisait, écoutait, sans cesse !
Mais jamais pour ne rien dire, jamais pour faire semblant, jamais comme un prétexte pour ne rien faire.
Et, de même, était-il organisateur. Comme pour cette immense campagne présidentielle de 2012 qu’il organisa, où nos files dispersées ressortirent des catacombes, non pour s’enivrer dans l’agitation de l’action, mais parce qu’il la vivait comme l’art de penser concrètement.
Dans sa génération et dans ses voisinages, où ont pullulé les opportunistes, les cyniques, les roués, François pourtant n’a pas fait d’effort pour rester un militant révolutionnaire.
Il s’est contenté d’obéir à l’exigence simple de mettre ses actes en accord avec les conclusions de sa pensée. Cet accord entre les objectifs d’intérêt général que l’on vise pour la société, avec les principes que l’on met en œuvre dans sa propre existence.
Telle est la vertu, comme nous la comprenons.
En ce sens, François était radicalement vertueux.
La République, le socialisme, l’écologie politique, n’ont jamais été pour lui seulement des grands mots, qui aboliraient l’exigence d’en préciser sans cesse le contenu et les stratégies de mise en œuvre.
En attestent nos recherches pour aboutir la théorie de la révolution citoyenne dont nous avons entrepris plusieurs prototypes dans les 10 dernières années.
En attestent nos enquêtes sur la stratégie de la Constituante comme mode opératoire de la révolution citoyenne.
Mais le goût de François pour la théorie a toujours été celui qui lui venait de sa nécessité pour éclairer l’action quotidienne.
J’ai à dire encore, et non du moindre.
François, nous avons vu la force de l’amour que t’a porté Charlotte. Nous le sentons palpiter en cette heure encore, devant nous, sur son beau visage.
Et tous ces yeux rougis autour de nous, signalent des tendresses fraternelles que, longtemps, tu n’as pas remarquées.
Et, François, on t’a dit froid ! Mais alors, comment aurais-tu pu allumer des brasiers, de telle ampleur, mon camarade ?
Au nom des nôtres, je remercie tous ceux et toutes celles qui ont exprimé leurs condoléances. Et ceux qui ont pu partager ce moment avec nous aujourd’hui.
A cette occasion, nous avons appris quelque chose de plus sur François. En constatant le nombre et la diversité de ceux qui ont fait connaître leur affliction.
Qui qu’ils soient, d’où qu’ils viennent, illustres ou anonymes, familiers ou inconnus, leur participation à notre deuil a été la bienvenue, et un encouragement.
Apprenez tous que la mort n’est pas notre maître. Et que la morsure de son fouet ne nous disperse pas dans la douleur, comme une meute effrayée.
François, ta pauvre bouche tordue dans l’effort de la dictée de l’éditorial de notre journal, la misérable toux qui te déchirait, cet œil que tu fermais pour que l’autre suive la lettre à nous désigner. Rien ne fut en vain ! Chaque instant de ton engagement dans l’écriture a été une victoire contre l’assaut de la mort qui s’avançait.
La barque de ton grand départ est entrée dans l’eau noire, au rythme des clapots de ta respiration incertaine, dans la nuit qui se dispersait, cet ultime matin-là.
La main qui tenait la tienne en cet instant, celle si délicate de Charlotte, ton épouse, c’était aussi celle de notre camarade Charlotte, celle de tous les camarades, la mienne, les vôtres !
Selon ton expression, tu es « entré dans le néant », François, à 7h 48, le 20 juin.
Mais tu y es entré, drapeau et musique en tête. Et ton sourire narquois est resté figé sur les lèvres de ton cadavre.
Vous autres, qui avez marché naguère autour de lui, méditez les devoirs que son exemple vous ordonne.
Notre action politique n’est pas un jeu de rôle ! Elle n’est pas une carrière ! Elle est une étincelle, elle est une brûlure, celle de l’idéal choqué à l’inertie des indifférents, aux sarcasmes des malins, à la tristesse des résignés.
Elle est le choc du futur sur la résistance du présent, de la poésie contre l’ordre vain et prétentieux des apparences.
Souvenez-vous, camarades, que si la fin est incertaine, comme toute œuvre humaine, les moyens quotidiens sont le chemin concret que nous ouvrons sous nos pas.
Cette marche est celle qui fait de nos principes une réalité, ici et maintenant.
D’où vient la jouissance d’être vertueux.
Marchez fièrement à son appel, camarades, sur ces chemins escarpés que des générations de François Delapierre ont ouvert !
Avancez-les, camarades, le plus loin que vous pourrez.
Visez implacablement l’exigence révolutionnaire de votre conscience !
Marchez à son appel dans la file glorieuse des humiliés et des opprimés, parmi les sourires des enfants, et la lumière du jour qui caresse les choses, plutôt que des pleurs. Telle est la vraie fidélité qu’appellent les mânes exigeantes des nôtres, celles de François, des femmes et des hommes tombés en chemin !
Au loin, si loin parfois, la promesse d’un horizon pleinement humain, à l’harmonie des êtres et de la nature qui les accueille, de loin, si loin parfois, l’horizon éclaire le présent, et fortifie nos raisons d’avancer.
Amis, laissez François, son messager, vous montrer des chemins qui vous y mènent !
François, François, comme nous sommes désemparés et sidérés.
Nous marchons sur la berge de ton départ, et nous te faisons des signes, nos poings levés.
Nous marchons en file, comme nous en étions convenus.
Marchez, camarades, avec lui. Marchez, le moment est venu. Sentez la main ferme qui touche votre épaule. Ayez soin de chacun dans cette file du temps et de la lumière, qui vous unit à François, à vous-mêmes, aux multitudes fiévreuses des nôtres, depuis Spartacus et Antigone, de tous ceux qui savent dire NON ! quand la force des choses leur assigne une place que refuserait leur humanité.
Comme ce François Delapierre, adolescent, qui ne voulait pas que l’on touche à son pote.
Comme à cet homme qu’il était devenu 1er à l’assaut devant nous, puis martyrisé par son agonie, mais qui maintenait incendiées les braises de la pensée émancipée, hors des oripeaux dont les corrompus ont travesti notre idéal.
Marchez, camarades, à son appel, pour entraîner de nouveaux rangs, de nouvelles files. Et demandez-vous qui vous aurez, vous-mêmes, à votre tour, comme François l’a fait pour vous, instruits. Marchez, soutenant ceux qui sont devant. Marchez en ouvrant largement le chemin de ceux qui vous suivent. Marchez avec François, liés les uns aux autres, sans faille. Répondez pour lui quand on l’appellera, pour que jamais la file ne soit rompue !
Marchez, en sachant que vos triomphes, demain, seront la preuve de la présence effective de François. Aujourd’hui, et pour toujours.