24fév 06
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Avec Filémon Escobar, théoricien et fondateur du MAS bolivien, le parti d'Evo Moralès. |
Depuis que je tiens le rythme d'une note quotidienne au fil de ce séjour politique, j'ai vite décroché du style d'un compte-rendu chronologique. J'ai trouvé plus conforme à ce que je vivais et plus utile pour mes lecteurs de décrire le mélange de sentiments, d'impressions et de raisonnements qui surgissaient à mon esprit lorsque le moment venait d'écrire. Ce vendredi qui boucle quasiment mon temps en Bolivie ne sera pas davantage rapporté que le furent les jours précédents. Je m'en tiens à l'impression que m'a laissée cette promenade cet après-midi de La Paz vers Tihuanaku à 4300 mètres sur ce plateau des Andes si inhospitalier.
Les remugles infernaux du bouchon géant dans El Alto et La Paz qui ont transformé notre retour en slalom automobile n'effacent rien du sentiment de fantastique tristesse que ces lieux m'ont infusé. Les quelques pétards tirés pendant le séjour sur le site n'y ont rien changé. Le matin, j'avais entendu les mêmes à l'alliance française tandis que je recevais la quinzaine d'intellectuels du MAS, le parti du président qui avaient demandé à me rencontrer après ma conférence mardi dernier. On célébrait un culte indien qui prend place juste au début du carnaval et qui est un hommage à Pachamama la déesse terre mère. A l'Alliance les années de décrépitude sont attribuées par le personnel local au refus de célébrer ce rituel et l'essor impétueux qui se constate depuis est considéré comme le résultat de la reprise de cette célébration. Ce n'est pas sans poser débat. La prêtresse du culte est la femme de service du centre et elle estimait indispensable d'offrir cette année à Pachamama un foetus de lama de grande qualité comme pièce centrale de la "messa" c'est-à-dire de l'autel chargé d'offrandes symboliques auxquelles on met le feu à la fin du rituel. Le prix de ce type de foetus a paru excessif au comptable et pour finir la célébration s'en est passée. Ceci ne doit pas faire sourire dans la mesure où il s'agit d'un fonds de scène permanent pour les indiens et pour nombre d'autres, non seulement sous la forme du respect des rites que d'amples théorisations politiques. L'un de ceux qui me questionnaient pendant l'entrevue s'engagea sur ce thème : « Vous décrivez bien les questions qui concernent le socialisme à notre époque mais vous n'envisagez que les relations entre les personnes et les relations sociales de la production. Vous ne parlez pas de notre relation à la nature ni de notre besoin de vivre en harmonie avec le monde naturel par l'intermédiaire des rites et du culte notamment celui de Pachamama qui exprime cela. Qu'en pensez vous ? » Dans la mesure où il était l'heure de partir vers le déjeuner avec le ministre des affaires étrangères du nouveau gouvernement, je disposais du prétexte qui me permettait de réduire ma réponse au point où j'étais capable de l'exprimer : « Je comprends ce que vous soulevez comme question. Je ne suis pas assez informé pour m'exprimer à propos du culte de Pachamama. Cependant je crois juste de souligner que notre démarche socialiste est incomplète et donc inopérante tant que nous n'avons pas intégré d'une part, la dimension de la compréhension écologique des problèmes qui nous sont posés et, d'autre part, si nous perdions de vue les finalités d'épanouissement personnel d'harmonie avec l'univers que vise l'idéal socialiste ». Je ne crois pas que j'aurais eu davantage à dire en ce moment. Mais on ne doit pas perdre de vue que depuis le début de mes rencontres, au Venezuela comme en Bolivie, il est sans cesse question de cette dimension que je vais qualifier d'affective dans la construction politique que visent les processus révolutionnaires de ces deux pays.
J'ai connu un paroxysme à ce sujet dans la rencontre que j'ai eue à Cochabamba et qui m'a occupé toute la demie journée que j'ai passée dans cette ville. J'y ai vécu un moment qui compte dans une vie de militant de mon genre, c'est-à-dire quelqu'un pour qui le moment politique s'inscrit dans une continuité de longue main où les idées, les débats et les fidélités d'estime ou de respect mènent leur dialogue au long court aussi longtemps que dure la vie des protagonistes puis celle de leurs oeuvres. J'ai rencontré Filémon Escobar, théoricien et fondateur du Mas, le parti d'Evo Moralès. Lui et Guillermo Lora, en tant que dirigeant mineur de la COB (centrale ouvrière bolivienne) étaient les héros de mes jeunes années d'étudiant trotskiste. Il a à présent 72 ans. Grand, mince, pantalon et veste de velours côtelé, casquette indévissable, il court comme un lapin, conduit comme un champion d'auto-tamponeuse et mange des feuilles de coca au fil de la journée. « Oye ! Cela fait trente ans que je chie vert, oye ! A force de manger la coca toute la journée, con ! Oye ! je la mange moi, con ! Je la machouille pas, oye ! Et tu vois ou j'en suis physiquement, con ! oye ! Réfléchis au lieu de sourire ! Con ! », ça c'est Filémon, le dirigeant à l'ancienne qui n'a pas perdu la manie d'engueuler les militants….ni celle des virgules verbales tous les trois mots. Quand aux adversaires, mieux vaut pour eux ne rien espérer de lui. En plein Sénat, le sénateur Filémon Escobar s'est jeté sur le président corrompu de cette assemblée pour le frapper avec le crucifix sur lequel ce dernier se préparait à prêter serment. La première partie du temps que j'ai passé dans sa maison à Cochabamba, nous l'avons employée à regarder son album photo et à voir défiler en tenue de mineur, la clope au bec, de salles de congrès en manifestations, toute la gauche bolivienne dont bon nombre de martyrs des féroces dictatures militaires qui se sont succédées ici. Depuis que les conquistadors ont pris le pays, la mine crucifie les travailleurs qui y sont attelés. On compte six à huit millions de mort en quatre siècles. La mine dont il venait lui, Filémon, c'est la légendaire mine Siglo, celle de l'avant-garde la plus éduquée à la lutte. Ceux-là et d'autres, combien d'autres, se sont répandus de tous côtés après qu'on a fermé les puits. Ils ont emmené avec eux leurs traditions de combat et ils les ont gardées et faites vivre en reprenant leurs ponchos de paysans aymaras. Ils cultivent la coca. C'est un produit traditionnel, cultivé, mangé ou mâché depuis des siècles comme coupe-faim ou comme addictif. Le président du Sénat m'a dit : « Si les américains veulent qu'on ne fasse pas de drogue avec nos feuilles de cocas, ils auront plus vite fait d'interdire les produits chimiques qui servent à la fabriquer parce qu'ici nous n'en produisons pas… » Filémon est actuellement en froid avec la direction du parti dont il a été le fondateur. Je ne sais pas pourquoi. Mais son combat n'est pas fini. Il n'a pas décroché. Filémon Escobar m'a parlé et parlé encore. On a fait le tour de son jardin. On a mangé ensemble dans la grande rue de Cochabamba. Je vais retranscrire cette conversation dans la prochaine note sur ce blog. Quand nous nous sommes quittés, il m'a dit : « Alors, penses-tu que tu n'es pas venu en vain ? »