23fév 06
Conférence débat à l'Alliance française à La Paz |
DE LA PAZ A SANTA CRUZ
Mardi soir, j'ai augmenté mon livre des records personnels. Premièrement j'ai établi un record d'altitude pour une conférence politique puisque le siège de l'alliance française à La Paz où je donnais ma conférence est situé à 3859 mètres. Deuxièmement, j'ai battu mon record de durée d'un discours en espagnol que j'avais établi à un quart d'heure il y a 15 ans à San Antonio au Chili. J'ai parlé cette fois-ci trois quarts d'heure dans cette langue devant les soixante personnes qui ont répondu à l'invitation de l'alliance française. J'étais donc guilleret en ouvrant la presse ce matin mercredi. Elle titre sur l'anniversaire du premier mois au pouvoir d'Evo Morales.
Naturellement il se publie de nombreux commentaires dont un nombre substantiel soulignent qu'il n'a toujours pas accompli son programme, preuve que ce président n'est même pas à la hauteur de ses propres objectifs. D'autres sont moins critiques pour la personne du président et admettent que monsieur Morales prouve qu'il est un homme intelligent et par conséquent, il sait bien que son programme est inapplicable. Dès lors, maintenant qu'il est élu, il ne sait pas où il va? J'ai aussi noté un grand papier sur un ton beaucoup plus distancié avec un titre qui barre toute la page : « Le leader syndical reste davantage présent que le président dans le personnage d'Evo Morales un mois après son installation au pouvoir ». Je ne pense pas que quoique ce soit de tout cela puisse émouvoir un homme qui a gagné dès le premier tour une élection pendant laquelle tous les abus racistes se sont exprimés sans retenue contre lui. Quand on passe dans la nuit de Santa Cruz et que l'on croise les grosses voitures des gosses de riches qui sortent en bande et font la tournée des boîtes et bars, on mesure le décalage qui écartèle cette société. Les intellectuels engagés à gauche que j'ai rencontrés dans cette ville, le curé qui dirige la pastorale sociale du cardinal avec lequel j'ai dîné, tous m'ont raconté des histoires à vomir sur le niveau des arguments qui ont été déversés sur Morales pendant la bataille dans ce fief de l'oligarchie bolivienne où agit également un parti ouvertement raciste. Drôle de ville que celle là, 3800 mètres plus bas que La Paz. On pense avoir changé de monde du tout au tout quand on vient de l'autre Bolivie, celle de l'altiplano. Je suis à moitié assommé une heure après mon arrivée, du fait de la température de fournaise tropicale. J'ai été reçu au siège de Total par son patron un homme rayonnant d'énergie et d'optimisme qui ne semble pas avoir trouvé ses galons dans une pochette surprise. Puis j'ai reçu un cours complet et détaillé d'histoire locale au siège du comité civique pour l'autonomie de la province où m'ont reçu le président du comité et ses deux vice-présidents. Autant de personnages cordiaux, se donnant une allure tout à fait allante et ouverte. A première vue, leur campagne pour l'autonomie revendique un peu moins que ce que prévoient nos lois de décentralisation. Ils affirment ne pas faire de politique sinon pour la mise en oeuvre de ce programme. Un de mes trois interlocuteurs m'a salué avec une chaleur particulière en m'informant qu'il avait en son temps accueilli chez lui Régis Debray. Chacun m'a rappelé qu'il militait dans ce comité à titre bénévole et qu'il n'y avait aucun oligarque dans la pièce, deux d'entre des trois responsables présents étant d'ailleurs des médecins praticiens qui retourneront au travail dès l'entretien terminé. Ensuite, lorsque j'ai exposé à quelques personnes sympathisantes du nouveau régime mon impression favorable, elles m'ont dit qu'elles me trouvaient fort naïf. Un comité qui est capable de réunir 350.000 personnes en manifestation pour l'autonomie régionale en pleine crise politique peut-il être sérieusement qualifié d'apolitique ? On me demande de réfléchir aux conséquences de leur demande de se voir attribuer automatiquement une partie de la rente pétrolière et gazière. Et que dire de leurs réclamations incessantes pour que soit négocié un niveau fixe de retour dans les caisses locales de l'impôt payé nationalement. Tout cela peut-il réellement être séparé du reste du discours de la droite locale contre l'Etat centralisateur, inefficace et ainsi de suite au moment même ou ce qui est à l'ordre du jour c'est précisément la reconstruction de l'Etat ? La force de ces questions est qu'elles s'appuient sur une réalité : nous sommes là dans un bastion de la droite oligarque. Mais cela n'enlève rien selon moi à l'intérêt de la revendication d'une décentralisation correctement construite, s'il s'agit bien de rechercher un nouveau modèle de développement pour le pays. D'autant que l'Etat pantelant et inefficace d'ancien régime n'est pas une vitrine convaincante des vertus de la centralisation dans un pays où cet Etat n'a jamais été l'organe d'expression de la volonté générale mais plutôt un instrument de gardiennage et de répression sociale en même temps qu'une pompe à fric pour les corrompus. Tout ceci devra bien venir en débat quand l'assemblée Constituante se réunira. C'est-à-dire très bientôt. D'après moi qui ne suis pas d'ici, une bonne façon de connecter la reconnaissance des communautés indiennes, celles des régionalistes et la définition d'un Etat pour tous, c'est peut-être bien d'aller de l'avant vers cette décentralisation. Si les collectivités reconnues sont assez nombreuses et collent à la réalité du terrain il est vraisemblable que l'égoïsme forcené de telles structures et leur compétition permanente, comme on le voit chez nous, protège l'autorité de l'Etat contre les séparatismes. Dans ce cas, la décentralisation loin d'être un émiettement de l'Etat peut être un moment décisif de sa reconstruction. Pendant le dîner, le recteur de l'université écologique soutient que sur ce point comme sur tous les autres il faut bien se souvenir que ce que fait la Bolivie est toujours une préfiguration de ce qui ensuite se répand sur tout le continent dans la mesure ou le déséquilibre des rapports sociaux en Bolivie a toujours accéléré des évolutions qui se contentent d'aller à leur rythme partout ailleurs. Le coadjuteur des missions sociales lui donne raison et rappelle que la première révolution nationale a eu lieu en Bolivie en 1952 avec sa réforme agraire qui a fonctionné comme le révélateur d'une question posée partout. Et de même, c'est en Bolivie que l'on a appliqué en premier lieu et sous sa forme la plus extrême la politique néo-libérale. Un autre ajoute qu'en ce qui concerne l'affirmation politique des indigènes il en ira de même comme on le verra bientôt au Pérou selon lui. Et maintenant il faut bien parler un peu de cette histoire-là précisément, celle des indigènes et de ce qu'ils peuvent impliquer dans le développement politique de la nation Bolivienne. D'autant que je ne cesse pas d'être universaliste parce que je me trouve ici. La connexion entre les droits coutumiers des indigènes conservés par la tradition et la formulation permanente de droits universels par la loi reste un angle mort de ce que j'ai observé. La ségrégation sociale dont sont victimes les indigènes en Bolivie fait que parvenu à ce point de l'histoire de ce pays, il est impossible d'envisager quoique ce soit pour l'avenir si l'on ne commence pas par remettre les indigènes dans le jeu. C'est pourquoi Evo Morales est une chance pour la Bolivie dans la mesure où il incarne en tant qu'indien élu président la fin incontournable de l'apartheid politique dans ce pays. C'est pourquoi aussi son thème d'une Constituante refondatrice de la Nation Bolivienne est particulièrement inspiré et conforme au besoin du moment politique. Une fois ce point posé, il faut se convaincre que l'arrivée des indiens se fera comme une affirmation de leur identité spécifique et non pour son effacement. Sinon pourquoi vouloir tout cela ? Dès lors, tout le processus est en tension car il s'agit quand même, à travers la fabrication d'une nouvelle constitution, de formuler des règles applicables pour tous. Et les indigènes ne sont pas toute la population. Et leur mode de vie, leurs us et coutumes, selon l'expression en cours ici, ne sont pas forcément l'idéal de vie auquel tous aspirent ici ni toujours ceux que la norme universaliste et humaniste accepte. J'y reviens dès demain.
Bravo Jean-Luc pour ta prise de position pro-indigène et anti-oligarchie en Bolivie, je tiens à peu près le même discours sur le Paraguay...
Va faire un tour sur mon blog sur Roa Bastos et le Paraguay (entre autres préoccupations) et laisse un commentaire!
Solidairement et amicalement.
Eric Courthès (prof d'espagnol et passionné d'Amérique Latine depuis 25 ans!