20fév 06

RECONSTRUIRE UN PAYS RAVAGE PAR LE NEO-LIBERALISME

Entretien avec Juan Ramon QUINTINA, ministre de la Présidence (équivalent du premier ministre)

La nuit était bien commencée quand monsieur Juan Ramon Quintana est arrivé pour le dîner. Cet homme est le ministre de la présidence, c'est-à-dire l'équivalent du premier ministre dans notre système. Il est dévoré de travail comme on l'imagine à propos d'un gouvernement qui est en place depuis un mois seulement. Il prend cependant le temps de rencontrer un sénateur français de passage qui n'est même pas candidat à la présidentielle dans son pays, c'est-à-dire voisin du néant absolu d'un point de vue médiatique français. Lui, comme cet après-midi le président du Sénat bolivien, attache de l'importance à expliquer et à rendre compréhensible ce qui se passe ici.

Puisqu'il s'agit d'un personnage qui occupe une fonction officielle s'il en est une et que notre rencontre était comme on le comprend tout à fait informelle, je ne me risquerais pas à lui attribuer quelque propos que ce soit qui pourrait être utilisé ensuite par la presse bestiale qui guette ici chaque pas et même chaque soupir de la nouvelle équipe gouvernementale pour l'accabler de sarcasmes et de polémiques bidons. Je vais seulement noter l'impression que j'en ai retirée. Monsieur Quintana ne m'est paru à aucun moment comme un homme habité par une vision idéologique de sa tâche. Il semblait exclusivement occupé à rechercher les moyens d'atteindre des objectifs extrêmement concrets. Nous avons évoqué en détail des questions très techniques dont le contenu humain me paraissait si énorme que plus d'une fois je me surpris à décrocher de la conversation pour réaliser de quoi nous parlions vraiment et reprendre mon souffle. Sachant que le fond du dossier de chaque question posée au gouvernement est : premièrement nous n'avons pas d'argent et deuxièmement nous n'en aurons pas de si tôt, tout ce qui est posé sur la table se présente comme une tragédie.

Une question ? Comment s'y prendre pour que les deux millions de personnes (sur neuf millions d'habitants) qui n'ont pas de papiers d'identité en aient ? Car comment faire face à quelque besoin que ce soit pour quelque service que ce soit quand on ne peut présenter aucun moyen d'identification ? Quelle révolution démocratique aurait la moindre crédibilité sans avoir d'abord ramené à l'existence civile ces deux millions de personnes ? Bien sûr ces deux millions d'inconnus sont exclusivement des indigènes. Il est vrai qu'avant 1952 les indigènes (70% de la population) n'avaient pas le droit de vote ?Les vénézuéliens ont proposé leur aide et leur argent pour faire ce travail en urgence. Aujourd'hui le Venezuela c'est Chavez. C'est-à-dire Hitler selon les propos délicats de Donald Rumsfeld, lequel a une connaissance avancée de ce type de sujet en tant que chef administratif des centres de torture secret de la CIA. Donc la presse locale fait campagne contre de Programme d'identification puisque les vénézuéliens le soutiennent. Elle accuse le pouvoir de laisser aux vénézuéliens le pouvoir de garder des copies des registres d'état civil boliviens? Ainsi, loin de parler de ce qui doit se faire et comment et pourquoi, les colonnes sont pleines de polémiques et de répliques sur ce thème de la présence des vénézuéliens. Pour les puissants du coin et leurs porte-plumes, l'important ce n'est pas que deux millions de leurs compatriotes soient moins identifiés dans leur propre pays que les poules et les vaches dans chaque magasin qui en vend un morceau n'importe où en Europe. Aucun d'entre eux ne propose une souscription ou n'importe quoi de semblable pour financer l'opération. Seulement des injures. Aucun ne dit non plus pourquoi les vénézuéliens seraient intéressés à recopier l'identification de deux millions d'indiens qui jusque là n'étaient même pas dignes de l'intérêt de leurs propres gouvernements et des puissants du pays qui, pour leur part, ne cherchaient même pas à savoir qui ils pouvaient bien être?

Cette histoire est significative de la tâche modeste mais terrible de ce gouvernement. Du peu qu'il y avait d'Etat dans ce pays le néo-libéralisme a tout abrasé. Si bien qu'en cas d'échec d'une équipe installée dans des conditions d'insurrection civique comme celles qui ont installé ce gouvernement, c'est purement et simplement l'effondrement du pays qu'il faudrait redouter. La récupération des fonctions minimales d'un Etat sont à l'ordre du jour comme autant de tâches urgentes. Je viens d'évoquer l'Etat civil. Mais combien d'autres. Par exemple le contrôle du territoire. Plus de la moitié du territoire du pays est amazonien. L'armée est la seule présence extérieure qui s'y manifeste. Et encore est-ce de façon ponctuelle comme il est facile de se l'imaginer.

Entre autres conséquences de cette marginalisation d'un tel territoire dans l'Etat, il y a le problème de la reprise de l'esclavage. Oui, l'esclavage. Le gouvernement se propose donc de mettre fin à l'esclavage. Pourquoi les esclaves ne se révoltent-ils pas sans avoir besoin de l'Etat pour ça, se demande le bobo germano-pratin qui n'aime pas les gouvernements populistes mais qui réfléchit quand même avant sa sortie en rollers dans les rues balisées de Paris le vendredi soir ? Parce que les personnes réduites en esclavage n'intéressent personne et elles savent justement que même l'Etat ne peut rien pour elles. Parmi elles bon nombre se disent qu'esclaves c'est mieux que rien. Elles le pensent dans la mesure où elles ont moins faim de cette façon dans la nuit de la forêt à plusieurs jours de marche du premier lieu hors de portée des maîtres qui les détiennent, les battent ou les tuent s'ils cherchent à s'enfuir. Ensuite nous avons évoqué le problème de la mortalité infantile et de celle des femmes qui mettent au monde les enfants. Comme ce pays a le record de toute l'Amérique latine et que dans certains villages 50% des enfants meurent avant d'avoir cinq ans je m'arrête là, de peur qu'on moque ma sensiblerie et les autres aspects de mes raisonnements politiques qui révèlent le populiste qui dort mal en moi et me fait prendre par principe le parti des gueux en dépit des remarques pleins de bon sens des gens qui savent que la globalisation est un fait indépassable et que l'Etat ne peut pas tout. Je m'entraîne donc à garder un sang froid de type social-démocrate raisonnablement consterné devant la situation et je m'efforce de continuer à considérer cette question dans sa dimension statistique impersonnelle.

Quand monsieur Juan Ramon Quintana m'a demandé ce que je croyais possible d'attendre des gouvernements sociaux-démocrates je lui ai dit qu'ils étaient sûrement pleins de bonnes intentions actuellement mais que ce serait tout à fait différent si les américains haussaient la voix. Je lui ai recommandé, pour autant que je pouvais me permettre de recommander quelque chose à un homme qui est confronté à de tels problèmes, de continuer leurs efforts pour se faire connaître correctement dans la mesure ou de nombreux médias de nos pays ont déjà commencé des campagnes de folklorisation de leur gouvernement et de leurs dirigeants à commencer par les portraits parus sur le compte du Président Evo Morales. J'ajoute que je lui ai également signalé l'inconvénient majeur qu'il y a aurait à donner des signes qui seraient à juste titre très mal ressentis comme par exemple afficher la naissance d'une relation particulière avec le gouvernement actuel de l'Iran. Je lui ai dit que jamais aucune conscience de gauche ne pactisera si peu que ce soit avec de tels négateurs des droits de l'homme et que l'argument de l'anti-impérialisme ne valait strictement rien quand il conduisait à justifier la diffusion des armes nucléaires. Ce qu'il m'a répondu alors qu'il se tenait la tête dans les mains à ce moment de notre conversation je le résume avec neutralité en répétant qu'il m'a dit que la question était posée et qu'il avait bien compris mon raisonnement. Je n'ai pas fait ce genre d'intervention parce que je me sentirais investi de quelque mission que ce soit à propos de l'Iran. Je l'ai fait parce que je veux aider ceux que je veux voir réussir à bien mesurer l'impact pour nous, la gauche, de certains affichages qui peuvent provoquer un isolement plus grand des nouveaux pouvoirs populaires de l'Amérique latine et un prétexte incroyablement facile aux bonnes consciences de la gauche otanisée en Europe.

Mais fondamentalement, de cet entretien, j'ai retenu que dans les cas de ces pays où le néo-libéralisme et la doctrine de la libre concurrence non faussée a tout détruit du peu qu'il y avait pour prendre appui, c'est l'idée même de civilisation qui est en état d'urgence. A voir les souffrances endurées de cette façon en Haïti, au Libéria, ou au Sierra Leone pour ne parler que des exemples les plus remarqués en Europe, on sait de quoi je parle. Ce qui menace après que les doctrines folles du moins d'Etat ont fait leur oeuvre perverse, c'est la tribalisation de la politique et la privatisation de tout l'espace public qui se fragmente à mesure que des identités partielles se substituent à l'expression de l'intérêt général. L'héritage de 1789 appartient à l'humanité universelle. Ceux qui pensent pouvoir lui tourner le dos peuvent remporter d'abord des victoires qui leur procurent de nouveaux privilèges momentanés dont ils jouiront avec arrogance et satisfaction avant de comprendre qu'il n'y pas d'île de bonheur particulier dans les océans du malheur pour tous. Alors tous vivront bientôt plus mal que les bêtes sauvages qui elles du moins ne se dévorent entre elles que par nécessité. Ici des régions réclament leur autonomie, des universités pensent qu'elles doivent se voir affecter une part fixe de la rente future sur le gaz. Et ainsi de suite. Tel est le message de la politique de proximité quand elle s'affiche comme une fin en soi. Mais c'est un problème purement local comme on le comprend. Monsieur Quintana a un visage fin et il parle délicatement, sans s'emporter, avec patience et pédagogie. Il est reparti à pied dans la nuit en nous remerciant de ne pas l'avoir fait veiller. Je regardais les lumières sur les flancs de la montagne. Elles ne montent pas encore jusqu'au ciel. Mais ça peut arriver à l'avenir.


Aucun commentaire à “Fin de la première journée en Bolivie”
» Flux RSS des commentaires de cet article
  1. marie-ange dit :

    merci jean luc,

    j'ai plaisir à lire tes commentaires, et j'aime voir cette partie du monde avec tes yeux...;-)

    marie-ange91

  2. gerard P. 91 dit :

    bonjour

    juste une petite idée :

    Ca serait bien de pouvoir télécharger ces articles pour les afficher sur nos lieux de travail(pour les chanceux qui en ont un et qui le peuvent).

    Sinon, merci encore pour ces articles. Ca éclaire cette fin d'hiver.

    salut et fraternité

    Gérard P.91

  3. jos? angel dit :

    gerard,

    je compile régulièrement les articles ainsis que les commentaires.

    ce soir je t'en enverrai une copie.

    Abrazos,

    José Angel (91 itou)


Blog basé sur Wordpress © 2009/2015 INFO Service - V3 Archive