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Projet de loi sur le renseignement : dangereux et inefficace

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L’Assemblée nationale a achevé l’examen des articles du très controversé projet de loi sur le renseignement. L’ensemble du texte sera soumis au vote des députés le 5 mai.

Ce texte rencontre une opposition massive et diverse alors que la démarche politique du gouvernement est pour le moins douteuse (I). Le texte présente la double caractéristique d’être à la fois dangereux pour les libertés et l’Etat de droit et inefficace dans la lutte contre le terrorisme (II).

Première partie : le contexte

Une opposition massive face à une démarche politique douteuse

Le projet de loi sur le renseignement suscite beaucoup d’oppositions, bien au-delà du seul cercle des opposants politiques au pouvoir en place (A). Car beaucoup perçoivent que la démarche du Gouvernement est pour le moins douteuse (B).

A) Un projet de loi qui suscite une opposition massive et variée

Première observation, le projet de loi sur le renseignement fait l’objet d’une opposition massive, venant d’acteurs extrêmement variés. Tous voient dans ce texte un recul de l’Etat de droit et des menaces contre les libertés.

1) Les acteurs institutionnels chargés de défendre les droits et libertés

  • Dans son avis rendu sur le projet de loi, la Commission nationale informatique et libertés, la CNIL, juge que le texte comporte des « mesures de surveillance beaucoup plus larges et intrusives » que ce qui existe actuellement. Selon la CNIL, certaines des mesures auraient des « conséquences particulièrement graves sur la protection de la vie privée et des données personnelles ». La CNIL indique notamment que : « Les garanties prévues pour préserver les droits et libertés ne sont pas suffisantes ».
     
  • Le Défenseur des droits, Jacques Toubon, a insisté sur le fait que la loi ne devait pas « remettre en cause l’Etat de droit » (manière élégante de souligner que le risque existe…). Il a notamment déploré que le projet de loi ne contienne « aucune précision sur les personnes qui pourraient faire l’objet de mesures de renseignement ».
     
  • Le président de la Commission nationale de contrôle des interceptions de sécurité, Jean-Marie Delarue, s’est également ému que le contrôle sur les écoutes et les interceptions électriques soit affaibli : « On s’attendrait à ce que le contrôle soit renforcé par ce texte. Or, c’est l’inverse : on l’affaiblit ! »

2) Les magistrats et professionnels du droit

  • Selon le juge antiterroriste Marc Trévidic, la loi sur le renseignement constitue une « arme redoutable si elle est mise entre de mauvaises mains ». Et le magistrat de préciser sa pensée : « Quand une loi me paraît dangereuse, je suis inquiet. »
     
  • Le Syndicat de la Magistrature estime que « la version du texte qui sera soumise au vote solennel consacre la légalisation d’hyper-pouvoirs de surveillance au profit de services de renseignement à peine contrôlés ». L’Union syndicale des magistrats a fait part de sa « très vive opposition aux dispositions proposées », dénonçant notamment « les pouvoirs exorbitants donnés au Premier ministre pour autoriser la mise en œuvre des dispositifs de renseignement. »
     
  • Le syndicat des avocats de France qualifie la loi de « dangereuse ».

3) Les professionnels du numérique

  • Dans une lettre ouverte à Manuel Valls, sept hébergeurs français du numérique menacent de délocaliser leur activité si le texte est voté en l’état. Certains n’ont même pas attendu et commencent déjà à quitter la France, c’est notamment le cas de Altern.org ou de Eu.org. Ce dernier a déclaré publiquement qu’il ne pouvait pas accepter « une surveillance légale systématique du trafic Internet par les services de renseignement français, dans des conditions d’opacité complète, sous la seule responsabilité de l’exécutif, sans contre-pouvoir »

4) Les associations de défense des libertés

  • Pour la Ligue des droits de l’homme, la LDH, ce projet de loi autorise « tous les excès, tous les débordements, toutes les « affaires » et toutes les atteintes aux libertés ».
     
  • La Quadrature du Net appelle à une « opposition de masse face à une surveillance de masse ».

5) Des politiques de gauche comme de droite

  • Le Parti de Gauche appelle à « faire échouer » ce projet de loi « s’inspirant du Patrioct Act américain »
     
  • Le PCF dénonce une « surveillance généralisée inacceptable ».
     
  • EELV parle d’une loi « dangereuse pour la démocratie et la citoyenneté » même si son groupe parlementaire est divisé sur le sujet. Ainsi, le député Sergio Coronado a voté contre l’article 2 prévoyant d’imposer un dispositif d'analyse automatique des données web alors que le co-président du groupe EELV François de Rugy votait pour.
     
  • Même à droite, certaines voix critiquent une atteinte aux libertés comme Hervé Morin, député UDI et ancien ministre de la Défense de Sarkozy. Selon lui, il faut que cette loi « donne des moyens et des garanties à nos compatriotes », reconnaissant que ce n’est pas le cas et déclarant qu’il ne la voterait pas en l’état. Le députe UMP Patrick Devedjian a annoncé qu’il voterait contre le projet de loi, s’inquiètant lui aussi de voir « une surveillance de masse s’installer » et des méthodes qui « même légalisées, continueront à porter atteinte aux libertés individuelles ». Cette position est une exception à l’UMP alors que Nicolas Sarkozy a annoncé dès le 20 mars que son parti « votera cette loi » en alliance avec le PS.

B) Un projet de loi qui relève d’une démarche politique douteuse

La lutte contre le terrorisme et la protection des citoyens sont des sujets trop sérieux pour servir de prétexte à des initiatives politiques plus douteuses, ce qui, en l’occurrence, semble malheureusement être le cas…

1) Une récupération politicienne d’événements dramatiques

  • Défendant lui-même le texte à l’Assemblée nationale, Manuel Valls a débuté son propos en évoquant l’acte de piratage dont a été victime la chaîne de télévision TV5 par des groupes terroristes. Pure récupération ! Le projet de loi avait été élaboré bien avant ces faits. Le texte ne peut donc pas être une réponse à des faits qui lui sont postérieurs.
     
  • Il a continué en invoquant les attentats du mois de janvier dernier contre Charlie Hebdo. Pure récupération ! De l’aveu même des professionnels de la lutte antiterroriste, les mesures contenues dans le projet de loi n’auraient en rien empêché les attentats de janvier 2015 si elles avaient été en vigueur à l’époque.
     
  • Il a aussi évoqué la Syrie et l’Irak. Pure récupération ! Ce n’est pas un changement de loi en France qui fera disparaître Daesh de Syrie ou de d’Irak. Et ce n’est même probablement pas cela qui affaiblira les filières de recrutement pour le djihad en France, filières qui, se sachant déjà surveillées, ont développé des méthodes de recrutement ne passant pas forcément par les communications électroniques.

Bref, le Premier ministre invoque des situations dramatiques, mais qui ne justifient pas en soi les mesures contenues dans le texte. C’est donc bien un cas de récupération politicienne.

2) Des arrière-pensées politiciennes perceptibles inquiétantes

Il n’est jamais simple de déceler les arrière-pensées des promoteurs d’un texte de loi. Mais, en l’occurrence, elles sont – hélas ! – assez perceptibles.

La surveillance prévue par ce texte va bien au-delà du seul terrorisme. La loi étend les finalités du renseignement de cinq à sept motifs. Les deux motifs nouveaux sont politiques : la défense des « intérêts essentiels de la politique étrangère » et « la prévention des violences collectives ». Il y a donc un vrai risque d’utilisation du renseignement contre des mouvements sociaux ou de contestation politique. Hervé Morin, député UDI et opposant à ce texte, craint qu’il ne soit utilisé contre les militants de la Manif pour tous. En fait, avec un gouvernement néolibéral, le risque serait plutôt que les mesures de renseignement ne soient utilisées contre des militants syndicaux, des zadistes etc.

3) Des manœuvres politiciennes

Face à la contestation grandissante, le président de la République François Hollande a annoncé qu’il saisirait lui-même le Conseil constitutionnel pour statuer sur la conformité du projet de loi à la Constitution. Manière pour François Hollande d’essayer de se placer au-dessus de la mêlée alors qu’il est le premier responsable de ce texte.

Sauf que ce n’est qu’une petite manœuvre politicienne. D’une part, le Conseil constitutionnel aurait de toute façon été saisi, soit par 60 députés ou 60 sénateurs opposés au texte, soit dans le cadre d’une question prioritaire de constitutionnalité. D’autre part, il ne faut pas oublier que tous les membres actuels du Conseil constitutionnel ont été nommés par des personnalités issues soit du PS, soit de l’UMP, deux partis favorables au projet de loi…

4) Un texte qui s’inscrit dans un contexte de surenchère législative

Il y a déjà eu huit lois contre le terrorisme depuis 2001 : quatre lois antiterroristes depuis 2001 (2006, 2008, 2012, 2014) et quatre lois de sécurité comprenant des dispositions antiterroristes. Parmi ces huit lois, il y a déjà eu deux lois antiterroristes votées sous Hollande. La dernière date de novembre 2014 !

Avant d’inventer de nouvelles lois, il serait préférable de dresser un bilan sérieux et documenté de celles qui existent déjà, et de leur efficacité !

Deuxième partie : le texte

Un projet de loi dangereux et inefficace face au terrorisme

Le projet de loi sur le renseignement a pour double caractéristique d’être dangereux pour les libertés publiques et l’Etat de droit (A) et, en même temps, inefficace face au terrorisme (B).

A) Un projet de loi dangereux

1) Une surveillance généralisée et intrusive

Le projet de loi prévoit un renforcement des moyens de renseignement pour intercepter des communications téléphoniques et électroniques. M. Valls et B. Cazeneuve affirment qu’il n’y aura pas de surveillance généralisée du citoyen. Difficile de les croire.

D’abord, le texte élargit la population susceptible d’être visée par des « interceptions de sécurité » des mails et des conversations téléphoniques ; alors que la loi prévoyait que les interruptions étaient « exceptionnelles », ce ne sera plus le cas.

En outre, le passage d’une surveillance ciblée à une surveillance de masse, notamment en permettant l’utilisation de sorte d’antenne-relais parallèles (les Imsi-catcher) capables de récupérer toutes les données de toutes les personnes se trouvant dans une zone même sans lien avec une enquête.

Surtout, un système de « boîtes noires » permettra aux services de renseignement de savoir de manière indifférenciée, par un algorithme, sur quels sites un internaute est allé, à quelle fréquence, à qui il a envoyé des mails…

2) Premier ministre, les pleins pouvoirs

Pire encore, la surveillance généralisée ne s’effectuera pas sous le contrôle des magistrats judiciaires. Les nouveaux pouvoirs d’investigation et d’interception des communications seront sur simple autorisation administrative, et non sur autorisation d’un juge. Pourtant, d’après l’article 66 de la Constitution, l’autorité judicaire est « gardienne de la liberté individuelle ».

Par exemple, les écoutes seront autorisées non par les juges, mais par le Premier ministre, après avis d’une autorité administrative, la nouvelle Commission nationale de contrôle des techniques de renseignement (CNCTR). Et le Premier ministre pourra même passer outre les avis de cette instance, devant alors seulement motiver sa décision.

Comme le disait le juriste Raymond Carré de Malberg : « L’État de police est celui dans lequel l’autorité administrative peut, d’une façon discrétionnaire et avec une liberté de décision plus ou moins complète, appliquer aux citoyens toutes les mesures dont elle juge utile de prendre par elle-même l’initiative, en vue de faire face aux circonstances et d’atteindre à chaque moment les fins qu’elle se propose : ce régime de police est fondé sur l’idée que la fin suffit à justifier les moyens. » À l’État de police s’oppose l’État de droit dans lequel la Justice intervient pour garantir la proportionnalité entre la fin et les moyens.

Notons d’ailleurs qu’un amendement adopté à l’Assemblée nationale prévoit une dérogation aux pouvoirs de l’autorité administrative, donc en réalité du Premier ministre, pour les avocats, les journalistes et les parlementaires. Ce qui fait dire à beaucoup d’opposants au projet de loi que les députés ne risquent pas de juger le texte liberticide, vu qu’ils se sont arrangés pour que les dispositions ne leur soient pas personnellement applicables…

3) La France, nid d’espions ?

Autre grave dérive contenue dans le projet de loi, le texte procède à une extension du champ du renseignement à de nouveaux professionnels.

D’abord, des technologies de surveillance sont installées directement chez les fournisseurs d’accès à internet et dans les entreprises de télécommunication, afin d’analyser toutes les activités grâce à des algorithmes

Ensuite, l’Assemblée nationale a aggravé le texte du Gouvernement, en dotant l’administration pénitentiaire de capacités d’écoutes. Par décret, le gouvernement pourra donc autoriser les services dépendant du ministère de la Justice à recourir aux techniques de recueil du renseignement prévues par le projet de loi. Même la ministre de la Justice C. Taubira s’est opposée à cette mesure, arguant que le recueil de renseignements est un métier de professionnels, dont ne font pas partie les surveillants pénitentiaires. Avec le texte, un fonctionnaire de l’administration pénitentiaire devient de facto un auxiliaire des services de renseignement. Cet amendement a été adopté en séance grâce aux voix de l’UMP et de 18 députés PS votant avec la droite.

B) Un projet de loi inefficace face au terrorisme

Selon un sondage paru au début du mois d’avril, 63% des Français seraient favorables à une limitation des libertés pour lutter contre le terrorisme.

A la comparaison entre les résultats du sondage et le contenu du projet de loi, on pense spontanément à cette phrase de Benjamin Franklin : « Un peuple prêt à sacrifier un peu de liberté pour un peu de sécurité ne mérite ni l'une ni l'autre, et finit par perdre les deux. ».

Car, de fait, si l’on voit bien ce que les mesures contenues dans le projet ont de dangereux pour les libertés, on ne voit pas bien en quoi elles seront efficaces dans la lutte face au terrorisme.

En réalité, le projet de loi passe complètement à côté de l’efficacité dans la lutte contre le terrorisme. Il ignore ainsi quasi-totalement le renforcement du renseignement territorial. La fusion des Renseignements généraux et de la Direction de la surveillance du territoire (DST) au sein de la DCRI sous Sarkozy, devenue la DGSI (Direction générale de la sécurité intérieure) sous Hollande et Valls, a eu pour conséquence directe de faire perdre à la fois des compétences en matière de renseignement territorial et des moyens humains. C’est d’ailleurs ce qui a été mis en cause au moment des attentats commis par Mohamed Mérah (2012), puis des attentats à Charlie Hebdo. Le renseignement de terrain est bien plus utile que des interceptions électroniques de masses auprès d’individus qui savent de toute manière que leurs communications sont surveillées et agissent donc par d’autres canaux. Le projet de loi fait totalement l’impasse sur ce volet. Le projet de loi fait totalement l’impasse sur ce volet. On peut craindre qu’avec l’austérité et le dogme de la baisse des dépenses publiques, d’une part, et la pression accrue exercée par la hiérarchie sur des agents de terrain déjà surmenés, le problème n’aille en s’aggravant.

Le projet de loi sera donc inefficace contre le terrorisme tout en portant gravement atteinte aux libertés fondamentales des honnêtes citoyens. Pour ces raisons, les parlementaires doivent voter contre ce texte mardi 5 mai prochain.



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