Le 6 octobre dernier, Eurostar, filiale de la SNCF a décidé d'acheter des trains qui n'ont pas le droit de rouler dans le tunnel sous la Manche. Derrière cette décision apparemment absurde se joue un immense chantage pour réviser à la baisse les règles de sécurité ferroviaire dans le tunnel. Au nom de la libéralisation du transport ferroviaire décidée par l'Union européenne.
600 millions pour des trains pas aux normes
Pour justifier son achat de 10 trains à l'allemand Siemens plutôt qu'au français Alstom, Eurostar a avancé un argument massue : Siemens fait des trains moins chers et plus rentables. Comment fait Siemens ? Il fait des trains plus courts et répartit les moteurs tout au long du train. Mais les règles de sécurité en vigueur dans le tunnel sous la Manche imposent justement de faire des trains longs et à la motorisation concentrée aux extrémités du train ! On comprend aisément pourquoi : le train doit être suffisamment long pour éviter que les passagers aient à circuler à l'extérieur sur les voies pour rejoindre les issues de secours du tunnel. Dans les trains Alstom, c'est le train lui-même qui sert de couloir d'évacuation et sécurise le dégagement des passagers vers les issues de secours du tunnel. Et les incendies venant le plus souvent des moteurs, il vaut mieux qu'ils soient le plus éloigné possible des passagers, surtout dans un environnement à risque comme un tunnel. Concrètement avec les trains Siemens, en cas d'incendie de moteurs, les risques d'atteinte aux passagers seraient démultipliés, tant par exposition immédiate à l'incendie que par asphyxie pour rejoindre les issues de secours.
Eurostar dans l'engrenage de la libéralisation du rail
Depuis le 1er janvier 2010, le trafic ferroviaire international de passagers est totalement ouvert à la concurrence en application d'une directive européenne. Résultat : les compagnies nationales sont lancées dans une course effrénée pour réduire les coûts de ces liaisons et éviter de perdre des parts de marché. Cette libéralisation conduit directement les compagnies à arbitrer entre les exigences de sécurité et les exigences de rentabilité. Selon un scénario bien connu qui a conduit l'Angleterre à subir des catastrophes ferroviaires en série après avoir libéralisé son rail. Comment Eurostar, filiale de la SNCF, entreprise publique, peut-elle s'engager dans une voie aussi contraire à l'intérêt général ? C'est que la privatisation du rail, corrollaire de la mise en concurrence, est déjà en marche. En application des règles de libéralisation, depuis le 1er septembre 2010, la société Eurostar a été transformée en société privée classique et est détenue par la SNCF à 55 %, l'entreprise britannique London and Continental Railways (40 %) et les chemins de fers belges (5 %). Et elle porte un nouveau nom qui résume sa vocation désormais exclusivement marchande : Eurostar International Limited !
La sécurité va-t-elle céder devant l'argent ?
Pour l'instant, le gouvernement français fait mine de résister à toute évolution des régles de sécurité, comme il l'a écrit dans un courrier adressé le 4 octobre à Eurostar : "à ce stade aucun dossier complet n'a été remis par Eurotunnel pour une éventuelle nouvelle règle d'exploitation. Ainsi, malgré vos assertions, la Commission intergouvernementale (CIG) n'a pas accepté le concept de motorisation répartie". La SNCF restant toutefois une entreprise publique sous la tutelle de l'Etat, le gouvernement aurait pu et dû intervenir pour exiger d'elle qu'elle renonce à sa décision aberrante d'acheter des trains Siemens via sa filiale Eurostar. Car même si la filiale est désormais privée, avec 55 % du capital, la SNCF aurait pu imposer d'autres choix à Eurostar. La responsabilité du PDG de la SNCF Guillaume Pépy est donc directement engagée dans cette affaire.
Front de libéraux pour le dumping
La France fait face à un front inédit en faveur du dumping sur les règles de sécurité. La société Eurotunnel, qui gère le tunnel et peine à se financer, lorgne sur la multiplication des redevances versées par les compagnies qui résulterait de la libéralisation. La Grande-Bretagne est par principe favorable au renforcement de la concurrence, d'autant plus qu'elle est minoritaire dans Eurostar et indifférente à l'avenir d'Alstom. Quant à l'Allemagne, elle milite activement pour la révision des régles de sécurité, qui lui permettrait de vendre encore plus de trains Siemens et même à terme de concurrencer Eurostar en faisant rouler des trains allemands dans le tunnel sous la Manche ! D'ailleurs, Eurotunnel ainsi que les gouvernements anglais et allemands ont fait cause commune le 19 octobre pour organiser le passage d'un premier train de la Deutsche Bahn dans le tunnel sous la Manche. Un passage symbolique et ridicule car faute d'être aux normes, le train Siemens a dû être tracté par une motrice française ! Cela n'a pas empêché ce train croupion d'être accueilli en grande pompe par les Britanniques à son arrivée à la gare de Saint Pancras. Et la Commission européenne est aussi en train de s'en mêler pour examiner si les règles de sécurité ne constituent pas des entraves à la concurrence libre et non faussée. On imagine sans peine que ça ne va pas plaider en faveur de la sécurité !
Alstom, fleuron français sur la sellette
Le constructeur de trains Alstom est la victime collatérale de ce chantage odieux. Et avec lui les 8 000 salariés qui travaillent sur les 9 sites d'Alstom Transport en France, à Valenciennes, Saint-Ouen, Le Creusot, Belfort, Reichshoffen, Ornans, La Rochelle, Villeurbanne et Tarbes. Jusque là, Alstom était le seul fournisseur de trains à grande vitesse de la SNCF et d'Eurostar. La commande d'Eurostar à Siemens ouvre une brèche dans laquelle les dirigeants de la SNCF ne vont pas manquer de s'engouffrer pour augmenter la rentabilité des lignes. Alstom a pourtant toujours fait mentir les théories selon lesquelles un monopole serait moins performant et innovant. Fruit de l'investissement public, Alstom a toujours été à la pointe des fabricants mondiaux de trains. Qu'il s'agisse des records de vitesse sur ligne (574,8 km/h) ou des innovations dans l'aménagement des trains : Alstom est ainsi le seul constructeur à proposer des trains duplex à très grande vitesse (360 km/h). A côté, les trains "pas chers et rentables" de Siemens font pâle figure en terme de fiabilité et de rigueur technique. Par exemple, en 2008, 25 % des trajets sur la ligne Paris-Strasbourg programmés avec des trains allemands fabriqués par Siemens ont finalement été annulés pour des raisons techniques et réalisés en TGV Alstom. Et quand la RATP a préféré acheté des trains Bombardier plutôt que des rames Alstom pour ses transiliens, Alstom a dû être appelé à la rescousse pour assister Bombardier comme sous-traitant en terme d'ingénierie et d'assemblage, c'est à dire les deux maillons les plus qualifiés de la fabrication !
Derrière les dégâts économiques et sociaux de la concurrence, c'est aussi la capacité de la puissance publique et des peuples à fixer les normes d'intérêt général qui est ainsi mise en cause par cette libéralisation européenne. A la place des peuples, les firmes privées prétendent écrire elles-mêmes les normes communes conformément à leurs seuls intérêts. Le combat contre la libéralisation des services publics est donc aussi un combat pour le rétablissement souveraineté populaire.
Laurent Maffeïs